1761-12-18, de Count Andrei Petrovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Quoique je n'aie pas L'honeur d'Etre conu de Vous je ne m'En crois point moins obligé de Concourir de toutes mes Forces à L'Exécution de Votre Généreux projet, Concernant L'Edition Nouvelle des oeuvres de Pierre Corneille.
Tout ce qui m'inquiète C'est de m'y Etre pris un peu Tard, mais j'espère que Votre bonté réparera une négligence, dont La Distance des Lieux Est L'Unique Cause. Je Vous prie donc, Monsieur, de souscrire en mon nom pour La Valeur de cinquante Louis d'or, ce qui fera je crois pour 25 Exemplaires. C'est en Vérité La moindre Chose que je puisse faire, pour un rejeton du Grand Corneille. Ami des Lettres dès ma plus tendre Enfance comment n'aurai je point apris à Vénérer ce nom illustre? Mais plus je songe, Monsieur, à votre procédé Envers Mselle Corneille, plus je sens augmenter mon Respect pour Vous. Je me suis souvent Ecrié avec joye, cet home admirable qui m'a tout instruit, qui m'a tant de fois arraché des Larmes, ne se borne donc pas à prêcher stérilement La Vertu, il sait aussi La Pratiquer. Je vous révèrais depuis Longtems; alors j'étais à Vos piéds. Oui, Monsieur, c'est dans de pareilles actions que ce peint L'auteur d'Alzire. Celui qui Caractérisa Alvarès est le seul qui ne surprendra pas par ses bienfaits. Sans doute que Vos Enemis, qui ont osés Calomnier Votre Coeur, n'ont point médité sur Vos Ecrits, qui Exprime L'humanité, L'amitié, et toutes Les Vertus, avec autant de Chaleur que Vous, doit les sentir avec La même force, et par Là Vous honorés Les Lettres, autant qu'Elles vous honorent. Pour moi qui me suis Entièrement sacrifié au Plaisir de Les Cultiver, je vous ai pris pour mon Guide: moins pour Les beautés répandues dans Vos ouvrages, que par ce caractère de Probité, et d'humanité qui les Embelit. Tel est le philosophe. Il a autant pour but d'Eclairer Les homes que de leur Plaire. Il leur Enseigne leur devoir en les amusant.

Que je serais heureux, si pouvant m'arracher au Fate de La Cour, et à ce Tumulte pour le quel je ne me sens point né, je pouvais Enfin suivre mon penchant et disposer de moi même! Allors, n'en doutés pas, Monsieur, j'yrais auprès de Vous, puiser cette saine philosophie que Vous pratiqués, orner mon Esprit des Agrémens de Votre Conversation, et fortifier mon âme des Vérités les plus sublimes. Que mon sort deviendrait beau! que je serais au dessus de ces Esclaves qui rampent dans les intrigues, et meurent dans Le Crime!

J'ai L'honeur d'Etre avec tout le respect que Vous mérités

Monsieur

Votre très-humble et très-obéissant serviteur

comte de Schouwalow

P. S. Quoique on m'aie apris que l'argent ne se paie point d'avance, je crois devoir, Monsieur, Vous Envoier une Lettre de Change présument que L'ouvrage Va paraitre dans peu.