Au Château de Ferney païs de Gex en Bourgogne par Genêve 22e Janv: 1761
Madame
Moi n'avoir point écrit à votre altesse sérénissime? moi coupable d'ingratitude?
Non; Madame, il est impossible d'être ingrat avec vous. Il y a trop de plaisir à sentir et à exprimer les sentiments qu'on vous doit. Ce n'est qu'avec les ennuieux qu'on est ingrat; on ne l'est jamais envers les vertus aimables.
J'ai eu l'honneur d'écrire à V: A: S: tant que j'ai eu un soufle de vie. Et l'état de faiblesse où je suis me force aujourd'hui de vous remercier de vos bienfaits par une main étrangère. Je reçois le paquet de Madame de Bassevitz; je vais la remercier; mais elle permettra que je commence par Madame la Duchesse de Gotha.
Je m'étais bien donné de garde, Madame, d'adresser par la poste, les volumes du Czar Pierre. Le port immense qu'ils auraient coûté eut été une indiscrétion, et le paquet ne valait pas cette dépense. J'envoiai le petit ballot par le commissionaire Oboussier, de Lausanne; il m'a plusieurs fois assuré que le paquet était arrivé à Francfort. Je lui écris encor aujourd'hui, pour sçavoir le nom de son correspondant. Le peu de sûreté des voitures publiques est, à la vérité, le plus petit malheur de la guerre, mais il ne laisse pas d'en être un. Quand finira-t-elle donc Madame cette guerre funeste? Madame de Bassevitz n'en souffre t'-elle pas beaucoup? Son païs n'est-il pas dévasté et rançonné? Oserais-je, Madame, prendre la liberté de vous demander où est à présent Monsieur le Landgrave de Hesse? Serait-il vrai qu'il fût gardé à vüe; et qu'on ne pût lui écrire les choses les plus simples, qu'en courant quelque risque? n'est-ce pas encor là un des éffets de cette guerre maudite?
Un de mes étonnements est que le Roy de Prusse ait pû envoier un détachement de son armée, à celle de ses alliés. Depuis Mithridate on n'a jamais résisté si longtemps; il fut vaincu par des Romains, mais le Mithridate d'aujourd'hui, est le seul Romain que je connaisse. Son poëme sur l'art de la guerre est très bien traduit en italien. Il est plus aisé de traduire ses vers, que d'imiter ses éxemples. Je me mets aux pieds de vôtre Altesse sérénissime, et à ceux de toute vôtre auguste famille, avec le plus profond, et le plus tendre respect.
La grande maitresse des cœurs, m'a t'-elle entièrement oublié?a
Je ne doute pas que votre altesse sérénissime n'ait un ministre à Paris, mais si elle n'en avait pas, elle me permettra de luy recomander un genevois nommé Cromelin dont je réponds comme de moy même. Elle en serait quitte je crois pour 1200 livres de France par an ou à peu près et elle serait fidèlement servie.
S. A. S. permet elle qu'on insère icy cette lettre pr made de Bassevits?
le vieux suisse V.