Je dois être bien coupable à vos yeux Madame, ma conduite l'est sans doute, mais mon coeur ne l'est pas.
J'ai prié cent fois mon oncle de vous dire que je me reprochais tous les jours le malheur de n'avoir point l'honneur de me rapeller à votre souvenir. Mais l'état où j'ai été pendand près de six mois m'a mis dans le cas de n'avoir pas un moment dont je puisse disposer. Je vivais dans une grande sécurité, espérant que Mon Oncle qui a l'honneur de vous écrire souvant, fesait ma paix auprès de vous. Je suis sûre actuelement qu'il n'a point rempli mes intantions, et il ne me reste de resource que dans votre bonté. Comme elle est infinie j'y compte encor, et je me mets à vos pieds pour demender mon pardon.
Je ne vous ennuirai point de mes maux Madame mais une certaine bare qui me traverse l'estomac et qui m'aute presque toujours la faculté d'écrire est bien plus coupable que moi. Nous avons eû cette automne un monde prodigieux aux Delices. Le Duc de Vilar a passé deux mois avec nous, toutte malade que je suis, j'ai joué la comédie deux fois la semaine, et je ne saurais y avoir de regret, car je ne me suis bien portée que sur le théâtre, mais il me faut des rôles bien pénibles et biens longs pour ne pas souffrir.
Nous sommes cet hyver dans une espèce de retraite. Vous rapellez vous Madame un lieu affreux à deux petites lieues des Delices où mon oncle vous mena promener? Nous reculâmes d'orreur, la maison était une prison, mais la terre est bonne et bien segneurialle. Mon Oncle l'a acheté, a tout abbatu, la situation s'est trouvée belle. Il a bâti un jolly château, a fait de beaux jardins, et nous y passerons l'hyver pour achever la maison, qui a encor besoin d'ornemens.
Nous serions trop heureux Madame si ce peti château pouvait un jour se trouver sous vos pas, et que vous voulussiez y accepter un apartement. Nous vous y jouerions la comédie, et Merope trouverait peut être encor grâce devant vous.
J'ai écrit à Mr de Florian Madame pour m'aquiter de vos Ordres. Il a beaucoup voiagé. Ma lettre a couru après lui, il arrive actuelement en Picardie chez ma soeur où il trouvera cette lettre. J'aurai l'honneur de vous envoier sa réponce dès qu'elle me sera parvenue, mais je n'ai pas pu tarder plus longtemps à vous assurer que malgré tous mes torts, personne dans le monde ne sent mieux que moi le prix de vos bontez et de votre amitié, que je n'oublierai jamais les moments heureux que j'ai eu l'honneur de passer avec vous, et que je ferais des choses bien étranges pour tâcher de les retrouver.
Nous avons actuelement avec nous une jeune personne qui est petite nièce du grand Corneille, son père est pauvre, elle est fille unique, est reste seulle du nom. Mon oncle a été touchée de sa situation et nous l'avons prise, elle a 18 ans, elle est gentille sans être belle, son caractère est aimable, et nous sommes fort contans de notre belle action. Faites en une Madame en me pardonnant mes fautes, je le mérite par le respectueux attachement avec lequel j'aurai l'honneur d'être toutte ma vie
Madame
Votre très humble et très obbéissente servente
Mon Oncle mériterait bien que je ne vous dis rien pour lui, mais je l'aime trop pour me venger si cruelement. Il vous assure de son respec. Nous souhaitons à Marie Theresse touttes les prospérités, elles nous sont d'autant plus chères qu'elles nous vallent Madame des lettres charmentes de vous.
Denis
du château de Fernex par Geneve à Geneve [January 1761]