[December 1760]
Je suis revenu depuis huit jours à Paris rüe st Pierre, quartier de la place des Victoires.
C'est mon amitié et l'Envie de recevoir de vos Lettres consolantes qui me fait vous le mander, car la mauvaise honte a pensé prévaloir et m'empecher de vous écrire; je végète plus que je ne vis, je n'ay plus d'imagination ny d'esprit, je suis abatu et inquiet, tout m'ennuye et me lasse. Je n'ay cependant eu ny fièvre ny douleur ny mal d'Estomac, [ . . .]a encore une humeur de goute vague.
Je suis venu à Paris pour y obtenir de la justice une somme de 7 à 8 mille francs, qui m'est incontestablement düe, dont on convient, et par la longueur des procédures on me diffère le payement, et jusqu'à quand donc? Je suis aussi hors d'Etat de poursuivre que de vous écrire; je sens que j'ay dans le coeur et dans l'esprit mille choses à vous dire, mais elles ne viennent plus. Où est le temps que d'assés mauvais vers mais qui exprimoient assés ce que je voulois, se rangeoient en foule sur mon papier. Il n'y auroit eu alors qu'à écarter les intrus et les plus pressés; hélas! je suis si malheureux que d'en être déserté. Ce qui ne me paroissoit dans le moment que médiocre et assés peu digne de la personne du monde, qui voit faire auprès d'elle les meilleurs vers françois.
La nièce du gd Corneille est auprès de vous. Il étoit digne de vostre oncle sublime[ . . .] vue arriver la nièce de ce gd. homme; vous avés apris que l'Esprit est héréditaire dans la ligne féminine.
Je vous laisse mde sans adieu. Vous estes heureuse de vivre auprès de mr. Tronchin. On y jouit infailliblement de la gayeté de l'Esprit et du corps. A quand la reprise de Tancrede et une nouvelle tragédie, mon illustre ami? [ . . .]
Le grand abé est convalescent, il a presque été à l'agonie, et si cela dure je verray la mienne. Je remets d'écrire à mon illustre ami. Je luy dois depuis longtemps une réponse, à la lettre du monde la plus tendre, mais je n'oserois m'y hazarder. Au défaut cependant de pouvoir l'en remercier avec grâce, je luy diray tout uniment que je l'aime. Je puis rendre l'Esprit, mais mon coeur et mes sentimens . . . .
Je suis enfin revenu d'une Espèce d'insensibilité d'esprit mais non de coeur.