1760-12-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Monologue d'AMENAIDE au second acte
à la fin

J'ai donc dicté l'arrêt — et je me sacrifie!
O toi seul des humains qui méritas ma foi,
Toi pour qui je mourrai, pour qui j'aimais la vie;
Je suis donc condamnée! — oui je le suis pour toi. —
Allons; je l'ai voulû, — mais tant d'ignominie!
Mais un père accablé dont les jours vont finir! —
Des liens, des boureaux — ces aprêts d'infâmie!
O mort, affreuse mort, puis je vous soutenir?
Tourments, trépas honteux! — tout mon courage cède.
— Non, il n'est point de honte en mourant pour Tancrède.
On peut m'ôter le jour, et non pas me punir.
Quoi je meurs en coupable! — un père! une patrie!
Je les servais tous deux; et tous deux m'ont flétrie,
Et je n'aurai pour moi dans ces moments d'horreur
Que mon seul témoignage, et la voix de mon cœur.
(à Fanie qui entre)
Quels moments pour Tancrède! — Ah ma chère Fanie….
(Fanie lui baise la main en pleurant, et Amenaïde l'embrasse).
La douceur de te voir ne m'est donc point ravie?

FANIE

Que ne puis-je avant vous expirer en ces lieux!

AMENAIDE

Ah! je vois s'avancer ces monstres odieux!
(Les gardes qui étaient dans le fond s'avancent pour l'emmener).
Porte un jour au héros à qui j'étais unie
Mes derniers sentiments et mes derniers adieux.
Fanie — il apprendra si je mourus fidèle.
Je coûterai du moins des larmes à ses yeux.
Il poura me vanger, — ma mort est moins cruelle.

Fin du second Acte

Mes divins anges cette dernière leçon me paraît meilleure que les autres, plus favorable à la déclamation, plus attendrissante. Il y a bien d'autres petites choses que je change quand par hazard je jette les yeux sur Tancrede. Jugez donc des nouvelles obligations que je vous aurai quand vous voudrez bien m'envoyer les feuilles de Praut à corriger.

Je reçois votre lettre de la main de madame Scaliger, du 27 novbr. Toujours de nouvelles bontez de votre ciel, mais les anges ne doivent point avoir mal aux yeux. Ils doivent surtout lire dans les cœurs, et le mien est rempli de vous. Vous devez avoir reçu touttes mes pancartes, touttes mes requêtes. J'ay pris la liberté de m'adresser à madame Dargental pour les arrangements du départ de la cousine de Chimene, de remettre le tout à sa décision et à sa protection. Mr Tronchin de Lyon est averti et prend touttes les mesures convenables. Il se poura bien que made la princesse de Conty ou quelque autre princesse me soufle ma pupille. Les dévots se remueront. Je m'y attends. En tout cas j'aurai fait mon devoir, et si un autre se charge de l'éducation de madelle Corneille, j'aurai fait mon devoir et j'aurai une peine de moins.

J'apprends de Versailles qu'on y a joué l'Ecossaise, et que mon ami Freron est fort connu à la cour. Je me flatte qu'on mettra encor ce galant homme quelques jours au pilori de la comédie. Il n'a pas eu sa dose complette. Il luy faut une reprise. J'espère aussi qu'on rejouera Tancrede, à moins que malheureusement m. le duc de Bourgogne ne fasse fermer les téâtres, ce qu'à dieu ne plaise.

J'enverrai incessamment un gros pacquet à mes divins anges, soit pour les amuser soit pour leur donner du fil à retordre.

Je me mets à l'ombre de leurs ailes, je souhaitte des yeux de linx à cette furie de Monsieur Dargental.

Et ce mr Lemiere qui demeure chez m. Dupin et à qui j'avais pris la liberté d'envoyer ma lettre sous l'enveloppe de M. Dargental? Pardon — les journées sont trop courtes mais je les employerai pr mes anges.

V.