1760-05-12, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Si je me révolte contre les persécutions que vous intentés aux morts, il n'y a rien que de juste dans mon procédé, et ne devés vous pas sentir qu'il n'y a rien de plus indigne que de poursuivre la mémoire des hommes, c'est imiter les corbeaux qui déchirent la charogne.
Vous devriés être rassasié de réputation, vous en avés plus qu'aucun homme de lettres depuis Erasme n'en ait eu, laissés chacun d'eux conserver la petite portion qu'il [a] arrachée au public et soyés bien persuadé que l'envie que vous témoignés contre le mérite de vos confrères, aulieu de diminuer l'idée avantageuse qu'on a d'eux, vous fait perdre de la considération que l'on avoit pour vous. Soiés philosophe non par spéculation mais par pratique et souvenés vous de ce que dit ce [Salomon] que vous avés eu la malignité de faire brûler à Paris: celui qui sait vaincre ses passions est plus grand que celui qui subjugue des villes, voilà la partie de la philosophie la plus nécessaire; le reste ne consiste qu'en spéculation et en vaine curiosité. Je sais très bien que j'ai des défauts et même de grands défauts. Je vous assure que je ne me traite pas doucement, et que je ne me pardonne rien, quand je me parle à moi-même. Mais j'avoüe que ce travail seroit moins infructueux si j'étois dans une situation où mon âme n'eût pas à souffrir des secousses aussy impétueuses, et des agitations aussy violentes que celles aux qu'elles elle a été exposée depuis un tems, et aux qu'elles probablement elle sera encore en butte; la paix s'est envolée avec les papillons, il n'en est plus question du tout. On fait de toute part de nouveaux efforts, et l'on veut se battre jusqu' in sœcula sœculorum. Je n'entre point dans la recherche du passé. Vous avés eu sans doute les plus grands torts envers moi, vôtre conduite n'eût été tolérable par aucun philosophe, je vous ai tout pardonné, et même je veux tout oublier, mais si vous n'aviés pas eu à faire à un fou amoureux de votre beau génie, vous ne vous en seriés pas tiré aussy bien chés tout autre. Tenés le vous donc pour dit, et que je n'entende plus parler de cette nièce qui m'enuie et qui n'a pas autant de mérite que son oncle pour couvrir ses défauts. On parle encor de la servante de Moliere, mais personne ne parlera de la nièce de Voltaire, parce que c'est un hors d'œuvre. Pour mes vers et mes rapsodies, je n'i pense pas, j'ai bien ici d'autres affaires, et j'ai fait divorce avec les muses jusqu'à des tems plus tranquilles. Au mois de Juin la Campagne commencera, il n'y aura pas là de quoi rire, plutôt de quoi pleurer. Souvenés vous que Phihihu est en plein voyage. Si un certain petit Duc possédé d'une centaine de Légions de Démons autrichiens, ne se fait promptement exorciser, qu'il craigne le voyageur qui pourroit écrire d'étranges choses à son sublime Empereur; je ferai la guerre de toute façons à mes ennemis. Ils ne peuvent pas me faire mettre à la Bastille. Après toute la mauvaise volonté qu'ils me témoignent, c'est une bien foible vengeance que celle de les persifler; on dit qu'on fait de nouvelles cabrioles sur le tombeau de l'abbé Paris. On dit qu'on brûle à Paris tous les bons Livres, qu'on y est plus fou que jamais, non pas d'une joye aimable, mais d'une folie austère et taciturne on dit que la Pompadour envoye des millions dans toutes les banques étrangères, et qu'elle seule pourroit fournir pour les frais de toute une campagne, mais que le Gouvernement est oberré, que cependant la profusion règne à la Cour. Que de contradictions! Vôtre nation est de toutes celles de l'Europe la plus inconséquente, elle a beaucoup d'esprit, mais point de suite dans les idées. Voilà comme elle paroit dans toute son histoire. Il faut que ce soit un Caractère indélébile qui lui est empreint. Il n'y a d'exceptions dans cette longue suite de Règnes que quelques années de Louis 14. Le Règne de Henri 4 ne fut pas assés tranquile, ni assés long pour qu'on en puisse faire mention. Durant l'administration de Richelieu, on remarque de la liaison dans les projets et du nerf dans l'exécution, mais en vérité ce sont de bien courtes époques de sagesse pour une aussy longüe histoire de folie. La France a pû produire des Descartes, des Mallebranches, mais ni Leibnits, ni Lock, ni des Neutons. En revanche pour le goût vous surpassés toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos Etendarts quand à ce qui regarde la finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n'en ont que l'aparence. C'est une grande avance pour les belleslettres, mais ce n'est pas tout. J'ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regretant le tems que je leur avais donné. Je n'ai trouvé de bon qu'un nouvel ouvrage de D'Alembert, surtout ses Elémens de philosophie et son discours Enciclopédique. Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d'être brûlés. Adieu, vivés en paix dans votre retraite et ne parlés pas de mourir. Vous n'avés que 62 ans et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m'entererés moi et la moitié de la génération présente. Vous aurés le plaisir de faire un couplet malin sur mon tombeau, et je ne m'en fâcherai pas. Je vous en donne l'absolution d'avance, vous ne ferés pas mal de préparer les matières dès àprésent, peutêtre les pourés vous mettre en oeuvre plutôt que vous ne le croyés. Pour moi je m'en irai là bas raconter à Virgile qu'il y a un François qui l'a surpassé dans son art, j'en dirai autant aux Sophocles et aux Euripides, je parlerai à Thucicide de vôtre histoire, à Quinte-Curse de vôtre Charles 12, et je me ferai peut être lapider là bas par tous ces morts jaloux de ce qu'un seul homme à réuni en lui leurs mérites diférens. Mais Maupertuis pour les Consoler fera lire dans un Coin L'Acquia à Zoile.

Il faut metre un remorat dans des lettres que l'on écrit à des Indiscrets, c'est le seul moyein de Les empêcher de Les lirre aux Coins des rûes et en plain Marché.

Federic