1772-01-15, de Jean François de La Harpe à Voltaire [François Marie Arouet].

Après une maladie de trois semaines, et dont il me reste encore beaucoup de faiblesse, le premier usage que je fais de ma convalescence, mon cher papa, est de vous renouveler le tribut d'attachement et de respect que je voudrais bien vous offrir encore dans l'année 1800.
Je n'en désespère pas. Il faut que vous viviez plus que Fontenelle. Vous êtes bien un autre homme que lui dans tout le reste. Il faut encore avoir sur lui cet avantage qui en vaut bien un autre. Il me semble que vous n'avez jamais été si vivace. Voilà qu'on vous imprime de tous les côtés, à Paris, à Genève, à Lausanne. Tout cela doit vous rajeunir. J'ai vu une très jolie édition de la Henriade quant à l'impression, car pour les gravures, je vous en demande pardon, vous n'approchez ni d'un Dorat, ni d'un Blin de Sainmore, et cela est bien juste. On commence actuellement une édition in douze, de tous vos ouvrages. Celle de Grasset se débite, et toutes se débitent. Voilà une terrible réponse aux satires et à l'injustice. Réduit à ne pouvoir que lire dans ma convalescence j'ai relu tous vos ouvrages, mon cher papa; oh! que vous êtes bien bon à relire! que les imbéciles qui font des tours de force et qui fatiguent leurs lecteurs et eux mêmes, sont loin de se douter de votre secret! qu'il leur en coûte pour ennuyer bien plus qu'à vous pour amuser et attacher! Il y a un grand mot qu'ils n'entendront jamais, le naturel; voilà ce qui fera relire Racine et vous, in sœcula sœculorum. Voilà la vie éternelle, et c'est en ce sens qu'il y a peu d'élus.

Que vous dirai je d'ailleurs? Le goût se perd de plus en plus. La mauvaise littérature devient la plus forte. Tous les journaux sont à ses ordres; tous les protecteurs sont pour elle. La ligue des médiocres gagne tous les jours, elle rompt toutes les barrières. Bientôt l'académie qui faisait quelque résistance sera envahie. Le peu de talent qui reste sera étouffé, et il m'est démontré que dans vingt ans, si dieu ne vous conserve la vie, nous redeviendrons absolument barbares et que nous n'aurons plus d'autre langue que celle des Boyers et des Cotins. Je nommerai tout à l'heure trente écrivains qui brûleraient, s'ils le pouvaient, tout ce qu'il y a d'exemplaires de vos ouvrages et de ceux de Racine. Ils feraient grâce à Corneille et à Crébillon; mais ce ne serait pas à cause de Cinna, et de Rhadamisthe.

Nous sommes inondés d'ouvrages détestables. Il y a un roman de Dorat, écrit du style des précieuses ridicules. Je l'ai ouvert au hasard, et j'y ai trouvé cette phrase l'elan de l'âme expire sous la froide combinaison. Cela est bon à savoir, ai je dit, et je n'en ai pas lu davantage. Quelques caillettes trouvent cela délicieux. C'est ainsi qu'on écrit chaudement. Voilà où nous en sommes. Ultra sauromatas fugere hinc libet. Je suis d'une humeur enragée, et cela me rend malade.

J'ai vu il y a quelque temps monsieur Christin. Il a de bonnes espérances. Mais que le bien se fait lentement! Il y a un monsieur l'abbé du Vernat qui veut écrire votre vie. Il doit aller vous voir, à ce qu'il m'a dit. Au nom de dieu, n'ayez pas un pareil biographe. Il tuerait la plus belle vie du monde. Quand vous l'aurez entretenu un quart d'heure, vous ferez marché avec lui pour qu'il ne soit pas votre historien.

Vous avez résolu de ne pas m'envoyer votre encyclopédie. Je la recevrais pourtant très aisément par un marin, en la partageant par paquets, mais vous avez apparemment un meilleur emploi à en faire.

Je vais écrire à madame Dénis.