1762-12-06, de Adrien Michel Hyacinthe Blin de Sainmore à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'ai point lu, Monsieur, et je ne lirai point, le nouveau livre contre vous où l'on prétend relever vos erreurs; mais j'en ai entendu beaucoup parler.
L'auteur eût-il toute la raison de son côté, le ton indécent qui, dit-on, règne dans sa brochure révoltera toujours les honnêtes gens. Ce qui me chagrine principalement, c'est d'apprendre que vous vous proposez de lui répondre.

Combattre un sot, c'est l'honorer.
On vantera toujours les sons de votre lire,
Et dans l'oubli vous le verrez rentrer,
Votre réponse le feroit lire:
Pour écraser un vers audacieux
Jupiter ne doit point s'armer de son tonnere.
L'aigle qui plane au haut des cieux
Entend-il les serpens qui sifflent sur la terre?

En effet, Monsieur, que produiroit votre réponse? Loin de convaincre ceux qui lui ressemblent, elle ne fera que les aigrir; et les honnêtes gens qui connoissent et qui aiment la vérité n'en ont pas besoin. En vous exhortant à supprimer un de vos écrits, vous voyez, Monsieur, que je sais sacrifier mon plaisir à la gloire des lettres. Les ennemis sont un malheur attaché à la célébrité et n'a pas qui veut ce malheur là. Heureux qui n'a des ennemis que par ses succès,a et qui ne les mérite pas par sa conduite et des satires. Laissez faire le tems, Monsieur, il vous vengera mieux que personne. On ne connoit aujourd'huy Zoile et Mævius que de nom, encore ne les connoit-on que par les vers des grands hommes qu'ils ont attaqués, et l'on admire les ouvrages d'Homere et de Virgile. Apeine de nos jours pourroit on trouver les libelles contre Racine et Corneille, et l'on sait par cœur leurs poëmes. Contentezvous de Votre lettre plaisante au libraire Fez, laquelle encore n'a pas peu contribué à mettre en Lumière le livre en question.

Eh! qui sans vous connoitrait ce grimoire?

Ce livre enveloppé de l'ombre la plus noire
Sans vous dans Avignon se moisiroit caché.
Si ce Cotin contre vous a prêché,
Consolez-vous, ce fut sans auditoire.
Dans le temple des sots ce Zoïle affiché
Et se déshonorant va doubler votre gloire.
Il croit venger un Dieu qu'il fait semblant de croire,
A ce dieu plus que lui je vous crois attaché.
Pour combattre une erreur dont vous serez fâché
Bien plus que vous dans l'erreur il se plonge.
Souvent dans la nuit du mensonge
Les plus grands hommes ont marché.
Du genre humain l'erreur est le partage,
Dans la route du vrai si le sage a Bronché,
Un lourd et plat pédant doit errer davantage.

Ah! Monsieur, verrons nous toujours les écrivains se déchirer mutuellement et avilir par leur conduite et leurs écrits la plus noble et la plus aimable des professions? He quoi! tandis que les puissances donnent la paix à l'Europe, les gens de lettres qui se disent tous frères, ne la feront'ils jamais entr'eux? Ils devroient tous prendre pour devise ce vers de Tancrede:

Nous sommes assez grands pour être sans envie.

L'intérêt que je prends à votre gloire, Monsieur, ne me permet pas de vous laisser ignorer que tout Paris vous attribue une brochure qui a pour titre: Eloge de Crébillon, et qui n'est qu'une satire sanglante de ses ouvrages. On a eu grand soin d'y faire remarquer ses défauts et l'on ne rend aucune justice à ses beautés qui sont très nombreuses et très marquées. Quant à moi, Monsieur, j'ai de la peine à me persuader que cet écrit soit véritablement de vous, et qu'après avoir loué cet écrivain de son vivant, vous ayez attendu sa mort pour l'attaquer. Votre gloire est trop assurée pour avoir recours à d'aussi tristes ressources qui ne doivent être que le partage de l'impuissance. Si quelqu'un devoit faire l'éloge de cet illustre tragique, ce serait vous, Monsieur, qui avez couru la même carrière et qui devez en sentir toutes les difficultés. Racine n'est pas moins grand par ses chef-d'œuvres que par le magnifique éloge qu'il fit de Corneille à l'académie.

Non nostrum inter vos tantas componere lites.

C'est à la postérité à juger les grands hommes.

Je ne décide point entre Geneve et Rome,

mais s'il m'est permis de hazarder mon sentiment, vous conviendrez sans doute avec moi que M. de Crébillon possédoit le Vis tragica plus que personne et s'il se fût appliqué davantage à l'étude de son art et de sa langue, s'il eût mieux connu ses forces, il eût été sûrement le premier de nos tragiques. Il avoit reçu de la nature un instinct qui supléoit à son ignorance et qui lui faisoit quelquefois enfanter des scènes et des tirades admirables. Il est certain que, de l'aveu des connoisseurs, il n'y a point d'auteur au théâtre qui écrive avec autant de force et surtout avec autant de chaleur que lui. L'honneur qu'on fit à ses pièces de les imprimer au Louvre a sans doute fait naitre cette brochure; mais vos tragédies, Monsieur, ont été lues, apprises, traduites, jouées et imprimées dans toutes les villes de L'Europe et ce succès vaut bien l'honneur d'être imprimé au Louvre. Comme je parle à un philosophe, vous ne devez pas être étonné de ma franchise. Oui, Monsieur, je me sens assez de courage pour vous dire la vérité, parce que je vous en crois assez pour l'entendre.

Je viens de relire avec un nouveau plaisir le siècle de Louis 14. On diroit que pour l'écrire vous avez pris l'âme de ce Monarque. Si j'étois précepteur d'un Prince destiné au trône, je voudrois qu'il l'apprit par cœur; je ne sais si son aumonnier seroit de mon avis. Les Rois ne devroient point avoir d'autre bréviaire. Rien de plus propre à leur élever l'âme et à leur inspirer du goût pour les grandes choses. Il règne dans ce livre une grandeur qui est le véritable sceau de la Royauté.

Vous dites, Monsieur, que vous perdez la vue, il ne vous manque plus que d'être pauvre pour ressembler parfaitement à Homère; mais si vous étiez obligé de vivre ici, et si vous étiez témoin des sottises qu'on y fait en tous genres, vous seriez bientôt consolé d'être aveugle; peut-être même désireriez [vous] quelquefois d'être sourd.

Je vous dirai pour nouvelle qu'on vient de rassembler les œuvres de feu Desmahis. Cette édition est défectueuse à beaucoup d'égards. On lui attribue des ouvrages qu'il n'a jamais faits et l'on y a recueilli des pièces qu'il n'auroit jamais dû faire. L'article femme pour l'enciclopédie est écrit en petit maitre, c'est à dire avec impertinence et avec légèreté.

On attribue à M. Picardin de Dijon le sermon du Rabbin Akib sur la petite cérémonie très chrétienne et très édifiante qui s'est faite à Lisbonne. Je ne suis pas fâché que quelque forte voix s'élève de tems en tems contre les ennemis de l'humanité. C'est à force de crier contre les abus qu'on parvient à les faire supprimer. Sans quelque Picardin, nous aurions encore des Druides et l'on sacrifieroit encore des hommes. Le Reste va comme à l'ordinaire.

De quelque dignité nouvelle
A chaque instant, Choiseul est honoré,
Dans un réduit obscur griffonant son libelle
Plus que jamais Zoile est ignoré.
Plus charmant et plus infidelle
Richelieu par sa grâce est sans cesse admiré,
Notre Henri 4 est toujours adoré
Et Pompadour est toujours belle.

On m'assure que cette dame vous avoit fait augmenter votre pension de 4000lt. Je vous en fais mon compliment de tout mon cœur.

Continuez, Monsieur, à enrichir l'Europe par vos écrits qui servent de modèles aux beaux esprits et de leçons à tous les peuples. Faites des heureux dans votre solitude, soyez le vous même et vivez, s'il se peut, autant que vos ouvrages.

Agréez, je vous prie, avec votre bonté ordinaire les nouvelles assurances du respectueux attachement de votre plus sincère admirateur

Blin de Sainmore