1760-05-09, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Pardon, mon illustre ami, j'ay été malade et la maladie du cortège des apoticaires suivie a préludé à mon Enterrement et quoyqu'il n'en eussent pas l'Envie de leur croassement la triste maladie entonnant une Triste homélie.

Qui le croira? j'ay été 4 mois sans vous écrire, à vous qui n'avés pas dédaigné ma prose et mes vers, à vous que j'aime et qui vous l'ay témoigné depuis plus de 40 ans sans interruption, mais mon illustre ami une certaine langueur s'est emparée de mon corps et de mon Esprit, une certaine maladie sans fraude.

La comédie des philosophes! Il est arrivé icy depuis huit jours une chose inouie, l'on a joué publiquement et en face des citoyens Diderot et Helvetius — Duclos en est quitte à bon marché, mais les bijoux indiscrets et le fils naturel et le livre de l'Esprit!

Les Passions ne me soutiennent plus et ne jettent cette erreur aimable sur tous les momens de ma Vie — quand on aime on a toujours à faire, ou l'on croit l'avoir.

Qui peut on consulter sur la nature et la marche de l'Esprit et sur ses maladies? Pendant que j'ay encore le sens commun je me haste de vous dire que quelque chose qui en arrive je mouray vostre serviteur; j'ay eu une cassation de suite d'idées, et cela avec la femme du monde qu'on méritoit mieux qu'on en eût; j'éprouve de la peine à trouver la suite de ce que je voulois dire et je ne pensois qu'à la honte de me trouver dans cette peine. Je n'ay d'ailleurs senti aucune foiblesse du corps, j'ay fait tous les remèdes.

Nos gens ne se connoissent pas plus à cela qu'au reste. Si je rends trop fort ma situation, on recommence à les remèdes, et j'en suis à m'enquérir; si j'en rends trop [ . . .  . . .] on me dira que je ne suis point malade et cependant je crains de l'estre. Vous m'avourés que voilà une singulière situation. Voyés, arangés cela avec vostre docteur Tronchin.

Vous ne croyés pas recevoir aujourd'huy de moy une consultation.

Nos gens sont dans le délire d'un [ . . .] à la teste, la fièvre les soutient encore, l'accés passé ils sentiront leur foiblesse.

Après le sac d'une ville ou la prise d'un pays ce sage ou cet homme à réflexion qui a emporté ce qu'il a pu, regarde les larmes aux yeux derrière luy, manufactures minées, les arts fugitifs, et enfin parvenu à une Eminence sûre et hors de danger Examine ce qui luy reste.

Il regrete ses connoissances, la douceur et l'aménité de la société, qui luy rendra cette amie jolie et raisonnable, cette femme sans préjugés dans le sein de laquelle en sûreté, en confiance il versoit ses pensées les plus secrètes et quand il le vouloit les sentimens de l'amour.

Il n'ira plus dans la capitale mais il a emporté son bon sens et une âme ferme. Déjà vieux, quelle resource? Il ne peut plus espérer ces démarches, ces soins qu'exigent les passions et les nouvelles Maîtresses. Mais parmy ses regrets, quand il croit tout perdu, une beauté masle et sensée et quelquefois riante luy tend les bras — c'est la mère et la resource des hommes, elle luy tend la main pleine de grain et de fruits . . . .