ce 26 janvier 1760 des Délices
Je suis une paresseuse mais je ne vous oublie pas un moment dans ma vie, Monsieur, et je vous regrete sans cesse.
Quoi qu'il y ait de l'esprit dans Geneve j'aime bien mieux le vôtre, et vous savez y joindre un coeur si désirable et si bon que je me garderai bien de le comparer aux coeurs helvetiens, sans être gâtés ils sont peu maniables. Il y a une rudesse dans leurs moeurs à la quelle une Françoise a de la peine à s'accoutumer. Point de vraie amitié, chacun s'observe et songe à soi. Ils font peu de cas de la franchise par ce qu'ils n'ont pas encore l'âme assez élevée pour savoir s'en servir. Ils croient aussi la finesse un mérite, et ils ignorent qu'elle est le partage des petites âmes. En général, il y a ici de la culture dans l'esprit, assez de justesse; nulle espesse de goût et peu d'aménité dans la société, ce qui fait en France le charme de la vie. Mais le grand art de vivre est de savoir prendre les hommes tels qu'ils sont. Ainci je m'accomode de ceux-ci. En quitant Paris j'ai renoncé à ses agrémens. Je les avais retrouvés à Colmar dans vous seul et c'est dans vous que je les regrete. Es ce que nous ne nous verons plus? Je n'ai point oublié qu'il y a des vaquances où vous pouvez vous absenter. N'y aurait il pas moien de nous les donner cette année et de prendre des arrengemens pour nous voir? Si vous en avez autant d'envie que moi vous me donnerez des ouvertures sur cela que je favoriserai de tout mon pouvoir.
Vous me dites de vous mettre au fait de l'avanture de Coliny, la voici.
Il aime les femmes comme un fols, et il n'y a pas de mal à cela, mais les femmes lui tournent la tête et lui donnent un esprit tracassier qui s'étand jusqu'à ses supérieurs et qui peut lui être nuisible. Voilà ce que nous avons éprouvé Mon Oncle et moi. Je ne doute pas que l'expérience ne le rende plus sage, je lui ai pardonné de tout mon Coeur ces misères. J'ai engagé Mon Oncle de tout mon pouvoir à lui rendre service, il y a réussi, j'en ai été enchantée, s'il est sage voilà sa fortune faite auprès de l'électeur, car il lui fait une pension pour sa vie.
Il parait ici les poésies du roy de Prusse imprimé[es] D[ieu] merci il ne poura pas dire que c'est mon On[cle] q[ui] les a mises au jour, car c'est pour ce beau livre que nous avons essuié la scène de Francfort. Il y parle avec un très grand mépris de la religion crétiene, ce qui déplait fort à nos protestans genevois et suisse, qui le regardoient comme l'apôtre de leur croiance.
Adieu Monsieur, venez nous voir cet autonne, nous vous jouerons la comédie. Je suis bien sûre de tout le plaisir que vous ferez à Mon Oncle. Il parle de vous avec la plus tendre amitié et sa nièce vous est tendrement et inviolablement attachée pour sa vie.
Gardez moi le secret sur le portret que je vous fais des habitans du pais où je suis. Vous sentez que ces choses là ne doivent jamais nous passer. Embrassez pour moi Mme Dupon, je l'aime toujours.