1770-01-25, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher confrère, mon cher maitre, mon cher ami, je vous prie d'en croire mon tendre attachement pour vous; soyez sur qu'on ne vous a pas dit vrai sur la personne qu'on a accusée auprès de vous.
Il est vrai qu'un de vos amis et des miens me dit il y a environ 3 ou 4 mois avoir entendu quelques morceaux d'un poème intitulé Michault et Michel; mais il ne m'en dit pas un seul vers, et n'ajouta absolument rien qui pût me faire connoitre ou même me faire soupçonner l'auteur. Il est d'ailleurs trop de vos amis pour qu'il puisse jamais avoir à se reprocher la moindre imprudence à votre égard, à plus forte raison l'ombre même de la calomnie. Personne ne vous rend justice avec plus de connoissance, et j'ajoute avec plus de courage; il vous en a donné des preuves publiques dans cette capitale des Welches, où ceux mêmes qui courent en foule à vos pièces de Théâtre n'osent encore vous donner la place que vous méritez & on peut dire de lui, repertus erat qui efferret quœ omnes animo agitabant.

A cette occasion, je veux vous faire part de ce que je pensois il y a quelques jours en lisant vos vers, et en les comparant à ceux de Despréaux et de Racine; je pensois donc qu'en lisant Despréaux on Conclut et on sent que ses vers lui ont coûté; qu'en lisant Racine, on le conclut sans le sentir, et qu'en vous lisant on ne le conclut ni ne le sent; et je concluois moi, que j'aimerois mieux être vous, que les deux autres.

Je n'ai point lu le plan ou prospectus des supplémens à l'Encyclopédie. L'impertinence des libraires ne m'étonne pas; j'en dirai pourtant un mot à Panckoucke; et je vous invite aussi à lui faire sur ce sujet une petite correction fraternelle, ou magistrale.

Je crois que l'affaire de Luneau de Bois-Germain s'en ira en fumée; on voudroit bien, je crois, donner gain de cause aux libraires, mais on craint un peu le cri des gens de lettres, & c'est quelque chose que ce cri retienne un peu les gens en place.

Avez vous lu un ouvrage intitulé dialogue sur le commerce des bleds? Il excite ici une grande fermentation. Cet ouvrage pourroit être de meilleur goût à certains égards, mais il me paroît plein d'esprit et de philosophie. Je voudrois seulement que l'auteur fût moins favorable au despotisme; car depuis les premiers commis jusqu'aux libraires, j'ai presque autant d'aversion que vous pour les despotes.

Nous avons bien des confrères qui menacent ruine, l'abbé Alary, le Président Henault, Paradis de Moncrif, qui sera bientôt Moncrif de Paradis. Ne vous avisez pas d'être leur compagnon de voyage, vous n'êtes pas fait pour cette compagnie. Attendez plutôt que nous partions ensemble; Pour peu que vous soyez pressé, je crois que je ne vous ferai pas attendre; j'ai des étourdissemens et un affoiblissement de tête qui m'annoncent le détraquement de la machine. Je vais essayer de vivre en bête pendant trois ou quatre mois; car je ne connois de remède que le régime et le repos. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme. Mes respects à made Denis. Quand je me verroi prêt à mourir, je vous manderoi, si je puis, le jour que j'auroi retenu ma place au coche.