1760-03-27, de Cosimo Alessandro Collini à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous gémissez sur les malheurs du temps, et vous avez raison.
Si l'Esprit humain est plus éclairé, la méchanceté le paroit aussi; les crimes sont conduits avec plus d'artifice et de finesse: il faut continuellement être occupé à se tenir en garde contre la jalousie et contre la médisance de ses frères. Y a-t-il rien de plus aisé que de se voir en butte à l'une et à l'autre?

Au milieu de ces tristes réflexions, je vous remercie du bien que vous m'avez fait. L'espèce de ceux qui font du bien paroit être fort rare aujourd'hui, mais cette rareté ne fait que priver quelques particuliers d'un secours qu'ils auroient lieu d'attendre. Il est des calamités plus générales qu'il faut déplorer et qui doivent vous intéresser d'avantage. Conçoit-on comment dans le siècle le plus éclairé de tous les siècles, dans celui où vous vivez, on puisse commettre des actions qui font horreur à l'humanité? Lorsque dans vos Ecrits vous nous avez fait le tableau de la barbarie d'où l'Europe est sortie depuis peu, vous n'aviez pas encore été témoin des conspirations, des complots, des assassinats, de cet acharnement horrible dans la guerre qui rendront célèbre à jamais notre siècle. Vous pensiez que ce peloton d'hommes continuellement sous les armes en Europe pour entretenir la Paix, dont le nombre grossit toujours, et qu'on instruit avec tant de soin en l'art de tuer, pouroient un jour devenir funestes à leurs maîtres. Vous vous étes trompé, vous n'avez pas deviné d'où partiroient les coups. La prudence humaine se trompe souvent en Politique.

A quoi se réduit donc l'avantage de ce siècle sur les passés? à faire de plus belles étoffes, à avoir des ressorts plus souples et plus liants aux carosses, à faire une chère délicieuse, et à faire à la vérité des chefs-d'oeuvres d'éloquence et de Théâtre. On trouve des hommes respectables qui pensent sagement, mais les moeurs de la multitude sont elles changées? Le fanatisme, la férocité, la trahison sont elles absolument éteintes? où est donc cette douceur ordonnée par la Relligion, et prêchée par des hommes exemplaires?

La Postérité sera étonnée que des Ecrits tels que les vôtres, qui ne respirent que l'humanité, ayent été si peu écoutés. Les préjugés l'emportent encore. Ce n'est pas la première fois qu'on a fermé l'oreille à vos leçons et à vos conseils. Il y a plus de 30 ans que vous nous parlez de l'utilité de l'Inoculation de la petite vérole. Des calculs démontrés comme on démontre une règle d'arithmétique, ont prouvé que vous aviez raison. Cependant cette Inoculation non obstant les exemples les plus illustres et les plus chers, trouve les plus fortes oppositions. Si l'évidence d'un calcul ne suffit pas pour porter la conviction dans les coeurs, vous en promettez-vous donc mieux des raisonnements? Il faut vous en consoler vous, Mr Tronchin, et Mr de la Condamine. Lorsqu'on a affaire à des hommes qui veulent tenir les yeux fermés, vous avez beau leur dire que s'ils font le généreux éffort de lever les paupières, ils verront clair; ils vous répondront que cela n'est pas possible, et ils aimeront mieux marcher à tâtons.

Voilà sans doute la cause des crimes et des persécutions de notre siècle. Mais lorsqu'une lumière plus pure seroit venue éclairer nos démarches, ne pensez-vous pas qu'on verroit naître des crimes et des dissentions d'une autre espèce? La nature humaine ne permet pas de conduire tous les hommes à cette concorde unanime, à cette paix fraternelle qui feroit du genre humain une famille qui se chérit. Ce sistème de tranquilité et de bonheur ne paroit réservé que pour quelques sages, et pour quelques âmes sensibles; mais la pure nature, ou l'ignorance, partage de la multitude émoussent cette sensibilité. Dans tous les Livres d'Histoire, dans tous les Ecrits des Philosophes, la guerre est traitée de fléau. La peinture des ravages, de la dévastation, et des carnages dont elle est cause, fait frémir tous les Lecteurs. Dix ou douze personnes en Europe (le nombre est petit) sont les maîtres de fermer la porte à tous ces maux. Comment ce bien désirable qui dépend de l'union de ces dix ou douze personnes, est-il si difficile à obtenir? Je suis obligé d'avouer qu'il faut qu'il y ait des guerres. Les Philosophes les condamnent; les Princes les condamnent et le font; la nature des choses et des êtres les rend peut-être nécessaires.

Toutes ces réfléxions me persuadent que quelque chose qu'on pût faire, il y auroit toujours des inconvénients, des troubles, et des crimes dans les sociétés. Il n'est pas même impossible de voir régner à la fois chez un peuple l'esprit et l'ignorance, la bassesse et la grandeur d'âme, le fanatisme et la raison. On peut admirer d'un côté la Henriade et Alzire, et comploter de l'autre les choses les plus sacrilèges. Rien n'est plus condamnable que la médisance et la calomnie. Les monstres qui en sont les instruments sont punis par la haine et par le mépris; et si par des menées artificieuses ils cachent quelquefois la main qui met les ressorts en jeu ils ne sauroient tromper ni Dieu, ni leur conscience. J'ai souvent été témoin des injustices qu'on vous a faites, et personne n'est plus en état que moi de connoître la fausseté de tout ce qu'on peut vous imputer. J'ai eu le bonheur de vivre longtemps avec vous; l'amitié et les bontés dont vous m'avez honoré, vous ont acquis mon attachement et ma reconnoissance. Si tous les hommes avoient une âme aussi sensible que la vôtre, s'ils aimoient autant que vous à rendre service et à faire du bien, le monde n'en iroit que mieux. Que n'avez-vous pas fait pour moi depuis peu? Vos occupations ne sont jamais un obstacle dès qu'il s'agit d'être utile. J'en appelle à la petite affaire de Mr D . . . il y a cinq ans. Ceux qui pensent vous connoître sans vous avoir jamais vû, ceux qui veulent parler de vous sans vous avoir jamais parlé, sont conduits d'ordinaire par la jalousie et par l'animosité, mères de l'aveuglement et du mensonge.

Je vous dois le bonheur d'être auprès d'un Prince et d'une Princesse que toute l'Europe respecte. Pieux, sages, éclairés, instruits, vertueux, modestes, voilà le caractère de l'un et de l'autre. Ma fidélité pour eux, ma soumission, et mon attachement sont sans bornes, et ne finiront qu'avec ma vie.

Permettez que Made Denis à qui j'ai les plus grandes obligations, trouve ici les assurances de mon respect et de ma reconnoissance. J'ai l'honneur d'être . . . .