1739-04-15, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de votre déplorable situation.
Un ami à distance de quelques centaines de lieues paraît un homme assez inutile dans le monde; mais je prétends faire un petit essai en votre faveur, dont j'espère que vous retirerez quelque utilité. Ah! mon cher Voltaire, que ne puis je vous offrir un asile où assurément vous n'auriez rien de semblable à souffrir que le sont les chagrins que vous donne votre ingrate patrie! Vous ne trouveriez chez moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats; on saurait rendre justice à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort distingué parmi ses ouvrages.

Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition, et je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement. Consolez vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour établir une égalité de conditions parmi tous les hommes, il vous fallait des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents, et de l'amitié de la marquise.

C'est dans des occasions semblables qu'il nous faut tirer de la philosophie des secours capables de modérer les premiers transports de douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que la pratique en est presque impossible; je sais que la force de votre génie est suffisante pour s'opposer à vos calamités. Mais on ne laisse point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos amis.

Vos adversaires sont d'ailleurs des gens si méprisables, qu'assurément vous ne devez pas craindre qu'ils puissent ternir votre réputation. Les dents de l'envie s'émousseront toutes les fois quand elles voudront vous mordre. Il n'y a qu'à lire sans partialité les écrits et les calomnies qu'on sème sur votre sujet, pour en connaître la malice et l'infamie. Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter les fruits de mes soins.

J'espère que l'air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.

J'attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d'Aremberg. Mon vin d'Hongrie et l'ambre languissent de partir; j'enverrai le tout à Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.

Ayez la bonté de m'adresser les lettres que vous m'écrirez de Cirey, par le marchand Michelet; c'est la voie la plus courte. Mais, si vous m'écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l'adresse du général Borcke, à Wésel. Vous vous étonnerez de ce que j'ai été si longtemps sans vous répondre; mais vous débrouillerez facilement ce mystère, quand vous saurez qu'une absence de quinze jours m'a empêché de recevoir votre lettre, qui m'attendait ici.

Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d'amitié et d'estime avec lesquels je suis votre très fidèle ami,

Federic

Quel monstre sur tes jours versant ses noirs poisons
Flétrit de ton repos la fleur si passagère?
Sans doute il échappe des profondes prisons
Qu'Alecto, Némésis, Tisiphone et Mégère
Embrasent de leurs tisons.
O ciel qu'il est affreux! son œil est morne et louche,
Sa gueule meurtrière, encore teinte de sang,
Nourrit de trahisons sa cruauté farouche.
Le héros vertueux et toujours l'innocent
Servent de proie à sa bouche.
L'enfer qui le forme, distilla ses fureurs
Et de ses intestins le vomit sur la terre,
Afin d'éterniser le crime et le malheur.
Mais du ciel irrité la tardive colère
Saura venger ses noirceurs.
De ce nuage obscur quel rayon de lumière
Ecarte de la nuit le voile ténébreux,
Que la vive clarté vient frapper ma paupière?
La Vérité paraît: Fuyez, monstres affreux,
C'est son flambeau qui m'éclaire.
Reconnaissez enfin, trop crédules mortels,
D'un monstre détesté l'infâme perfidie.
Fuyez de ses douceurs les appas criminels;
Au lieu que le mérite enflamme votre envie;
Elevez lui des autels.
Tombez, bandeaux épais, qui fascinez la vue
D'imbéciles humains par le crime aveuglés.
Adorez humblement la vertu reconnue
Et que paraisse enfin à nos yeux désillés
La vérité toute nue.
Du cigne de Cirey vénérez les talents;
Ses accords enchanteurs, sa lyre harmonieuse
Et son premier soleil et ses jours défaillants
Furent pour ce public, race ingrate, envieux,
Indigne de ses présents.
Elle dit; et sitôt d'un vol prompt et rapide
Un rayon le transport à la céleste cour;
De l'espace infini elle parcourt le vide,
A l'ombre paraissant fait fuit l'astre du jour
Au fond de la plaine humide.
Ainsi pour ton secours la chaste vérité
Daigna quitter les cieux pour éclairer la terre.
C'est ce que la vertu n'a que trop mérité,
Mais ce secours est vain; la vérité, Voltaire,
Ne peut rien sans l'équité.