1759-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

Il y a longtemps que votre altesse se n'a entendu parler de moy.
Je n'ay osé méler ma voix au bruit des canons qui ont grondé des bords du Mein jusqu'au rivage de l'Oder. Languissant, malade, retiré dans mes hermitages j'ay été en danger d'être privé absolument de la vüe, et d'être réduit à faire des souhaits pour votre bonheur sans avoir la consolation d'écrire à votre altesse sérénissime.

J'ay béni la providence de ce qu'elle a au moins écarté cette année la guerre de vos états. Il y a un mois que je reçus une grande lettre du roy de Prusse qui m'annonçait sa résolution de combattre mais qui ne me préparait point à ses malheurs. J'ignore où il est, ce qu'il devient, et si la communication est encor libre. Je gémis sur tous ces événements qui ne font que prolonger les malheurs du genre humain. Puissent vos états madame être toujours préservez de ces horribles fléaux comme ils l'ont été cette année et comme l'est le petit coin de terre que j'habite, dans le quel on n'a d'autre malheur que d'être hors de portée de vous faire sa cour. Voylà mon fléau madame et je n'ay point encor appris à le supporter avec patience. J'ay perdu le premier des biens, la liberté dont le roy de Prusse m'a fait connaitre tout le prix, n'est que le second. Je ne m'attendais pas lors qu'il me fit quitter ma patrie, qu'un jour le roy de France me ferait plus de bien que luy. S. m. t. c. a déclaré libres et indépendantes les terres que j'ay en France auprès de Geneve, et j'ay été obligé de renoncer pour jamais aux terres du Roy de Prusse. Cependant madame je ne renonce point à luy. Je prends même la liberté de supplier V. A. Se de vouloir bien luy faire parvenir cette lettre que j'ose recommander instamment à vos bontez et à votre protection. Je me flatte qu'elle veut bien me pardonner cette démarche, qu'elle me conserve les sentiments dont elle m'a toujours honoré, et qu'elle agrée ainsi que toutte son auguste famille mon profond respect et mon attachement.