19 may [1759]
Sire,
Vous êtes aussi bon frère que bon général, mais il n'est pas possible que Tronchin aille à Schwet auprès du prince votre frère.
Il y a sept ou huit personnes de Paris, étant abandonnées des médecins, qui se sont fait transporter à Geneve ou dans le voisinage, et qui croyent ne respirer qu'autant que Tronchin ne les quitte pas. Votre majesté pense bien que parmy ces personnes je ne compte point ma pauvre nièce qui languit depuis six ans. D'ailleurs Tronchin gouverne la santé des enfans de France et envoye de Geneve ses avis deux fois par semaine. Il ne peut s'écarter. Il prétend que la maladie de Mg le prince Ferdinand sera longue. Il conviendrait peutêtre que le malade entreprit le voiage qui contribuerait encor à sa santé en le faisant passer d'un climat assez froid dans un air plus tempéré. S'il ne peut prendre ce party, celuy de faire instruire Tronchin touttes les semaines de son état, est le plus avantageux.
Comment avez vous pu imaginer que je pusse jamais laisser prendre une copie de votre écrit adressé à M. le prince de Brunswik? Il y a certainement de très belles choses, mais elles ne sont pas faittes pour être montrées à ma nation. Elle n'en serait pas flattée, le roy de France le serait encor moins et je vous respecte trop l'un et l'autre pour jamais laisser transpirer ce qui ne servirait qu'à vous rendre irréconciliables. Je n'ay jamais fait de vœux que pour la paix. J'ay encor une grande partie de la correspondance de made la markgrave de Bareith avec le cardinal de Tencin pour tâcher de procurer un bien si nécessaire à une grande partie de l'Europe; j'ay été le dépositaire de touttes les tentatives faittes pour parvenir à un but si désirable. Je n'en ay pas abusé, et je n'abuserai pas de votre confiance au sujet d'un écrit qui tendrait à un but absolument contraire. Soyez dans un parfait repos sur cet article. Ma malheureuse nièce que cet écrit a fait trembler, l'a brûlé, et il n'en reste de vestige que dans ma mémoire qui en a retenu trois strophes trop belles.
Je tombe des nues quand vous m'écrivez que je vous ay dit des duretez. Vous avez été mon idole pendant vingt années de suitte. Je l'ay dit à la terre, au ciel, à Gusman même. Mais votre métier de héros et votre place de roy ne rendent pas le cœur bien sensible. C'est dommage, car ce cœur était fait pour être humain et sans l'héroïsme et le trône vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société.
En voylà trop si vous êtes en présence de l'ennemi et trop peu si vous étiez avec vous même dans le sein de la philosophie qui vaut encor mieux que la gloire.
Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer autant que je suis assez juste pour vous admirer. Reconnaissez la franchise et recevez avec bonté le profond respect du Suisse.