A Mr Dalibourg chez made la veuve Joly, libraire à Amsterdam, ce 15 mai 1759
Monsieur
Puis je me flatter de trouver un moment plus favorable pour implorer votre secours que lorsque je le fis à mon passage à Strasbourg en allant en Pologne?
Vous me fîtes espérer alors que dans tout autre temps je ne l'implorerais pas en vain; mais que le mauvais traitement que vous veniez d'essuyer à Francfort vous mettait dans l'impuissance de satisfaire à ma demande.
J'habite depuis trois ans la ville d'Amsterdam où je suis connu sous le nom d'Alibourg. A mon retour de Pologne, où j'ai resté quinze mois, j'éprouvai de nouveau l'injustice des hommes. Le sieur Le Lièvre, apothicaire du roi, que je regardais comme un ami depuis près de vingt années et qui m'en avait souvent donné des preuves, est celui dont je me plains et qui m'a réduit à m'expatrier.
Le voyage que je faisais en Pologne regardait le sr Le Lievre et j'avais sa parole pour la remise de moitié du produit qu'il en espérait. Je l'ai fait à sa satisfaction, puisque j'en ai rapporté dix mille livres dont le sr Le Lievre convint de bonne foi devoir m'en remettre la moitié tous frais déduits.
Je lui mandai de Strasbourg le jour de mon arrivée à Paris. Il vint à une lieue au devant de moi me marquer la satisfaction qu'il avait et de ma conduite et de mon succès. Il crut en devoir marquer sa reconnaissance par l'offre qu'il me fit de descendre chez lui pour y résider.
J'acceptai, sans balancer, cette offre et je remis au sr Le Lievre les fonds du produit de mon voyage, convertis en marchandises, dont il n'eut que lieu de se louer, puisque par leur vente à Paris, il y a eu au moins un tiers de bénéfice.
J'ai passé deux années chez lui; et l'on me proposa un emploi en Auvergne. Je fis part au sr Le Lievre du dessein que j'avais d'y passer. Mais quelle fut ma surprise, lorsqu'au lieu de recevoir ce qui devait me revenir, il me présenta un mémoire de son métier de deux années de pension et frais faits dans une maladie que j'essuyai chez lui à mon retour? Enfin il absorbait par ce mémoire toutes mes prétentions.
J'exposai à quelques amis communs son injustice. Mr l'abbé Delaporte, ainsi que les autres qui voulurent bien s'employer auprès du sieur Le Lievre trouvèrent un homme endurci dans son odieux procédé et je me vis hors d'état de me rendre en Auvergne.
Un baron allemand, auquel j'exposai mes griefs, indigné d'un tel procédé, me dit, j'ai de quoi vous venger de lui: il tient son secret de baume de vie, du sr Margrave mon ami; il m'a, ainsi qu'à lui, donné ce secret depuis plus de deux ans; je n'en fait aucun usage; je vais vous en faire part. Le débit qu'il en fait est considérable; en passant en Hollande vous pourrez vous tirer d'affaire avec ce remède, qui peut même par sa bonté vous procurer une petite fortune. Ce baron eut l'attention de faire emplette des drogues nécessaires pour sa composition et le lendemain il opéra à sa perfection en ma présence.
Je n'eus aucun lieu de douter que ce remède ou cet élixir ne fût le même du sr Le Lievre; ayant toute confiance en moi il retirait dans ma chambre les drogues qui servaient à sa composition, et que je reconnus être les mêmes que celles dont le baron avait fait emplette. J'en eus la preuve encore plus certaine, lorsqu'il fut dans sa perfection, par le goût, l'odeur et la couleur, et enfin par les cures qu'il opéra.
Je ne balançai donc plus à me rendre en Hollande où je publiai mon remède. Les cures merveilleuses et réitérées que j'y ai faites y ont donné un débit qui m'a jusqu'à présent fait vivre, avec cette différence que ce remède a produit au sieur Le Lièvre plus de cent mille écus en trois années, et qu'ici à peine ai [je] pu [en] vivre. Vous connaissez l'esprit de cette nation qui ne donne point dans les remèdes étrangers et que les faits mêmes ne persuadent que difficilement; et je serais dans un plus triste état, si le Français, qui habite ce pays, ne se fût laissé persuader par les cures opérées sous ses yeux; ce qui l'a mis dans le cas d'en faire usage.
J'ai cru, en arrivant ici, devoir y prendre le nom de Dalibourg, nom d'un de mes oncles, qui a été en France chirurgien major de la gendarmerie, plutôt que de m'exposer à donner ce remède sous le nom de Jore, nom qui eût peu prévenu comme ex libraire.
Le peu d'aisance où je me trouve me fait craindre un avenir affreux. J'espère, monsieur, que touché de mon sort, vous bannirez, en me secourant, ces cruelles pensées. Je suis dans ma soixantième année. Je crains une affreuse vieillesse, et j'espère de vous un secours qui me la fasse supporter avec patience.
J'espère que vous m'honorerez d'une réponse telle que je la dois attendre de vous dans l'état où je me trouve.
J'ai l'honneur d'être avec respect,
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Jore Dalibourg