aux Délices 28 aoust [1758]
Me voylà rendu à mon hermitage des Délices mon divin ange après un voyage à la cour palatine aussi agréable qu'il était nécessaire.
Votre lettre qui m'attendait redouble le seul chagrin que je puisse avoir en m'ôtant l'espérance de vous embrasser. Les tantes et les débarbouillées sont donc d'étranges personnes. Il ne faut pas songer à réformer des têtes aussi mal faittes. D'ailleurs mes établissements et les dépenses considérables que j'y ay faittes, ne me permettent pas de me transplanter. J'avais voulu acheter une terre uniquement dans la vue d'avoir un bien solide que je pusse laisser à mes héritiers, comptant fort peu sur la nature des autres biens qui peuvent périr en un jour. Mais cela est encor aussi difficile que de faire entendre raison à des dévotes.
Je me flatte que votre ami a parlé de luy même. Je serais fâché qu'on crût que je l'ay prié de faire cette démarche, mais je n'en aurais pas moins d'obligation à vos bontez et aux siennes. Vous avez donc aussi des coliques, mon respectable ami. Ce serait bien le cas de venir consulter Tronchin en dépit des tantes. Mais ces mêmes coliques vous empêchent de venir dans le temple d'Epidaure, et c'est ce qui me désespère. Je vous conjure de me mander des nouvelles de votre santé. Ne me laissez pas sans consolation. Madame du Bocage vous a donc montré notre femme qui a raison. Elle nous a amusez en Savoye, mais il se pourait à toutte force que le goust des parisiens fût un peu different de celuy des Savoiards. Made Denis ne m'a point encor fait voir vos commentaires critiques. Je ne crois pas en général que Fanime, et made du Ru soient des personnes bien merveilleuses. Elles peuvent avoir quelque succez par le méritent des actrices, mais entre le succez et la gloire la différence est grande. Je connais des armées et des généraux qui n'ont eu ny l'un ny l'autre. Touttes les pièces des français sont aujourdui siflées de L'Europe. On dit que nous n'avons ny acteurs, ny argent pour payer les places. Nous voilà in fœce Romuli. Où est le temps où L'on donnait Iphigénie au retour de la campagne de 1672?
Il ne faut songer qu'à vivre dans la retraitte et si les choses continüent à aller du même train, on n'aura plus même de quoy y vivre. Comment se porte madame d'Argental? Mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis et made de Fontaine vous font mille compliments et moy je suis pénétré de reconnaissance.
V.