aux Délices 1er octb[1757]
Je ne vous ay point encor parlé mon divin ange, de mr et de made de Montferrat qui sont venus bravement faire inoculer leur fils unique à Geneve.
Ils viennent souvent dîner dans mon petit hermitage où ils voyent des gens de touttes les nations sans excepter le pays d'Alzire. Nous avons aux portes de Geneve une trouppe dans la quelle il y a quelques acteurs passables. J'ay eu le plaisir de voir jouer l'orphelin de la Chine pour la première fois de ma vie. J'ay dans plus d'un endroit souhaitté des Clairons et des le Kain, mais on ne peut tout avoir. C'est vous mon cher et respectable ami que je souhaitte toujours et que je ne vois jamais. Vous m'allez dire qu'après avoir vu des comédies je devrais être encouragé à en donner, que je devrais vous envoier Fanime dans son cadre pour le mois de novembre, mais je vous conjure de vous rendre aux raisons que j'ay de différer. Empéchez je vous en supplie qu'on ne me prodigue à Paris. Ce serait actuellemt un très grand chagrin pour moy d'être livré au public. Il viendra un temps plus favorable, et alors vous gratifierez les comédiens de cette Fanime quand vous la jugerez digne de paraitre. Nous nous amuserons à donner des essais sur notre petit téâtre de Lausane, et nous vous enverrons ces essais. Mais point de Paris à présent. Comptez que ce n'est point dégoust, c'est sagesse. Car en vérité rien n'est si sage que de s'amuser paisiblement de ses travaux sans les exposer aux critiques de votre parterre.
Je vous supplie instament de me mander s'il est vray que vous ayez à Paris ou à la cour un comte de Gotter, grand maréchal de la maison du Roy de Prusse tout fraîchement débarqué pour demander quelque accomodement, qui sera je crois plus difficile à négotier que ne l'a été l'union de la France et de l'Autriche.
Je reçois assez souvent des lettres du roy de Prusse baucoup plus singulières, baucoup plus étranges que toutte sa conduitte avec moy depuis vingt années. Je vous jure que la chose est curieuse. Je vois tout àprésent avec tranquilité. Je suis heureux aux pieds des Alpes, mais je n'y serais pas, si l'envie et le brigandage qui règnent à Paris dans la littérature ne m'avaient arraché à ma patrie et à vous. Je me flatte que made Dargental continue à jouir d'une bonne santé. Je vous embrasse tendrement mon cher et respectable ami.
V.