à Paris 30 Mars [1758] Matin

J'ai receu, mon très cher et très illustre ami, vos deux petits billets du 18 et du 22.
Je vous avois dit quelque chose de Marin et de l'abé Aubert selon ma coutume, Car dès qu'on me fait l'honeur de venir à moi pour aller à vous, je me fais honneur d'être le Nomenclateur. M. Marin a été Gouverneur des fils de M. le duc d'Olone, de M. de Crussol Surgeres. Il est fort attaché et fort estimé de M. le Comte de Caylus. Il est fort lié avec nos gens de lettres qui cultivent l'hist^re et la litt^re orientale. Enfin il a écrit l'histoire du grand Saladin que j'ai trouvé bien longue, mais écrite avec esprit et quelque goût de bonne critique. J'espère qu'il s'arrêtera moins par la suitte dans les détails de ces Mil et une Nuits historiques. Mon Dieu! que vous dites bien tout ce qu'il y a à dire.

Le fabuliste Aubert est un abé étayé d'un petit bénéfice de simple tonsure, Philosophe obscur et modéré, sans autre ambition que de se maintenir dans sa médiocrité pour cultiver en paix les belles lettres qu'il connoit très bien. Il est fils d'Aubert, Musicien agréable attaché à Mad^e de Prie, et à Mons^r le Duc de Bourbon Condé. Cet Aubert a donné une très honête éducation à ses enfans qui sont tous distingués dans les sciences et dans les arts. Il m'est venu voir plein de reconnois^ce de ce q^e v^s lui avés écrit d'obligeant, et animé à vous adresser dans quelques années une 2^de Edition avec des fables retranchées et d'autres qui égaleront du moins celles que vous avés distinguées.

Les Corneilles que vous voulés connoitre et qui ont voulu f^e casser le Testam^t de M. de Fontenelle sont l'un Mercier à Paris, l'autre fourrier aux Andelis. M. de Fontenelle m'en avoit parlé de lui même en me disant qu'ils étoient ses parents descend^ts du grand Corneille, et qu'il ne les connoissoit point. Leur fortune étoit pitoyable et ridicule. Il me divertit cepend^t lors q^l dit que Mad^e Jauffrin est une femme aigre, pétulante, et vaine de sa fortune; et que Personne n'a plus de sujet qu'elle de faire cette réflexion, fortuna vitrea est, tum cum splendet, frangitur. Vous savés qu'elle a fait fortune dans la Manufact^re des Glaces où M. Geoffrin et elle étoient fort intéressés.

Voici une copie griffonée de cette Epitre à M^r Adémar. Calmés votre inquiétude. Elle ne dit rien de plus du Roi de Prusse que ce qu'on en dit lorsqu'on lui rend justice sur ses grands talents. On y ajoute quelquefois ingentes Virtutes, ingentia Vitia, d'autres disent nec Virtus, nec Vitium, nisi consentaneum. J'ai trouvé ce matin à la promenade M. Dargental qui a rit de votre poltronerie en l'aprouvant d'ailleurs autant que moi. Vous avés plus de courage pour Fanime, et vous avés raison puisqu'elle est si fort applaudie à Lauzane. Toute excellente que je supose votre troupe, que sera ce quand M^le Clairon et le Quien y ajouteront l'expression et les grands mouvements; mais ne vous pressés pas, et réservés vous pour l'ouverture de l'hyver. Madame de Grafigny s'est enfin résolüe et se présente la semaine prochaine encouragée par tous ses amis. M. de Collardeau s'est retiré et est allé passer 'Eté en Hollande en nous laissant sa traduction de la traduction de l'épitre d'Heloise par M. Pope, ouvrage trop long et apuyé sur un fait trop bizare et trop dégoûtant. Les Poètes n'ont pas songé à rendre cette Epitre aussi vraisemblable qu'elle pouroit l'être. Il y a des Vers très beaux et très heureux.

La nouvelle collection des oeuvres de M. de Montesquieu en sept vol. in 12 ou en trois in 4. va paroitre. C'est le Philosophe Duclos qui s'est offert de remplacer M. Dalambert pour tout ce qui n'est point Mathématique et Géométrie. C'est à l'occasion de ce remplacement qu'ils se sont querellés, mais tout est dit et convenu. M. de Cremille est arrivé et travaille avec le Maréchal de Belleisle, on ne dit pas encor sous quelle dénomination et en quelle qualité. On répand depuis trois jours que les autrichiens sont entrés dans Dresde&c… On en attend les preuves. Vous avés bien pris votre tems pour aller jardiner aux Delices s'il est aussi beau et aussi pur qu'icy. Vale et me ama.

Thieriot