à Lausane 3 mars 1758
Je reçois de vous mon cher et ancien ami deux lettres charmantes, vers et prose.
Tout me rappelle la bonté de votre cœur et les grâces de votre esprit. J'aime mieux vous dire bien vite et tout simplement combien j'en suis touché que d'attendre l'inspiration, et le moment heureux de faire des vers pour vous remercier dignement. D'ailleurs je suis plongé dans les détails de l'histoire attendu qu'on va réimprimer cette histoire générale, ce portrait des sottises et des horreurs du genre humain pendant huit à neuf siècles. Un peu d'histrionage partage encor mon temps. Nous avons joué une pièce nouvelle sur un très joli téâtre. Madame Denis a été aplaudie comme mademoiselle Clairon, et elle l'aurait été demême à Paris. Je vous avertis sans vanité que je suis le meilleur vieux fou qu'il y ait dans aucune trouppe. Croyez que vous auriez été bien surpris si vous aviez vu sur le bord de notre lac, une tragédie nouvelle très bien jouée, très bien sentie, très bien jugée, suivie de danses exécutées à merveille, et d'un opéra buffa encor mieux exécuté, le tout par de belles femmes, par des jeunes gens bien faits qui ont de l'esprit et devant une assemblée qui a du goust.
Les acteurs se sont formez en un an. Ce sont des fruits que les alpes et le mont Jura n'avaient point encor portez. Cesar ne prévoiait pas quand il vint ravager ce petit coin de terre qu'il y aurait un jour plus d'esprit qu'à Rome. Comptez que les Iphigénies et les Astarbé ne nous épouvantent pas, et que notre pays roman n'est pas à dédaigner. Je suis malheureusement obligé de quitter tout cela pour aller faire quelques jours le métier de jardinier aux Délices. Chacun a son Launai. Je cours du téâtre à mes plans, à mes vignes, à mes tulippes, et de là je reviens au téâtre, du téâtre à l'histoire, et de tout cela à votre amitié qui est la première des consolations.
Les vers du Roy de Prusse dont vous me parlez étaient fourez dans une lettre qu'il m'écrivit trois jours avant la journée de Rosbac. La datte rend les vers très beaux. Je luy avais gardé le secret, mais il a donné luy même des copies, et vous savez que les rois, qui sont les maitres du bien d'autruy sont aussi les maitres du leur. Ce diable d'homme est sans contredit celuy de tous les rois qui fait le plus de vers et qui donne le plus de batailles. Nous verrons comment le tout finira.
La canaille de vos convulsionaires est sans doute digne des petites maisons, mais il y a eu des corps, des ordres qui méritaient d'y être admis. Il faut toujours qu'il y ait en France quelque maladie épidémique et très souvent elle tombe sur les cervelles. Si la guerre continue, elle tombera sur les bourses — j'entends supra loculos.
Vous ne me dites rien du grand abbé. On parlait d'un voiage qu'il devait faire au pays roman, mais il n'osera, ny vous non plus. Je vous embrasse avec bien de la tendresse et des regrets.
V.