1757-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire votre épître d'Erfurth, est pleine de morceaux admirables et touchants.
Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous ferez et dans ce que vous écrirez. Soufrez que je vous dise ce que j'ay écrit à S. A. R. votre digne sœur, que cette épître fera verser des larmes, si vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas icy de discuter [?avec] v. m. ce qui peut perfectioner ce monument d'une grande âme et d'un grand génie. Il s'agit de vous, et de l'intérest de toute la saine partie du genre humain que la filosofie attache à votre gloire et à votre conservation.

Vous voulez mourir. Je ne vous parle pas icy de l'horreur douloureuse que ce dessein inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que du haut rang où vous êtes vous ne pouvez guères voir quelle est l'opinion des hommes, quel est l'esprit du temps; comme roy on ne vous le dit pas, comme philosophe et comme grand homme vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l'antiquité. Vous aimez la gloire, vous la mettez aujourdui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains d'Europe n'a jamais imaginé depuis la chutte de l'empire romain. Mais hélas sire en aimant tant la gloire, comment pouvez vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre? Je vous ay déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

J'ajoute, car voicy le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martir de la liberté. Il faut se rendre justice, vous savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira t'on dans ces cours? Que vous avez vangé sur vous même cette invasion! que vous n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la loy. On vous accusera d'un désespoir prématuré quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfund quand vous étiez encor maitre de la Silesie et de la Saxe. On commentera votre épître d'Erfurth, on en fera une critique injurieuse, on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

Tout ce que je représente à votre m. est la vérité même. Celuy que j'ay appelé le Salomon du nord s'en dit davantage dans le fonds de son cœur. Il sent qu'en effet s'il prend ce funeste party, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent aussi qu'il ne veut pas être humilié par des ennemis personels. Il entre donc dans ce triste party de l'amour propre, du désespoir; écoutez contre ces sentiments votre raison supérieure. Elle vous dit que vous n'êtes point humilié et que vous ne pouvez l'être, elle vous dit qu'étant homme comme un autre, il vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux, biens, dignitez, amis. Un homme qui n'est que roy peut se croire très infortuné quand il perd des états, mais un philosophe peut se passer d'états. Encor, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne puis croire qu'il ne vous en restera pas assez pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux mépriser toutte grandeur, comme ont fait Charles quint, la reine Christine, le roy Casimir et tant d'autres, vous soutiendriez ce personage mieux qu'eux tous, et ce serait pour vous une grandeur nouvelle. Enfin tous les partis peuvent convenir hors le party odieux et déplorable que vous voulez prendre. Serait ce la peine d'être philosofe si vous ne saviez pas vivre en homme privé? ou si en demeurant souverain vous ne saviez pas supporter l'adversité? Je n'ay d'intérest dans tout ce que je dis que le bien public et le vôtre; je suis dans ma soixante et cinquième année, je suis né infirme, je n'ay qu'un moment à vivre, j'ay été bien malheureux, vous le savez. Mais je mourrais heureux si je vous laissais sur la terre mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit.