1757-06-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Ce sont les lettres dont votre altesse sérénissime m'honore qui sont charmantes.
Vous ressemblez aux déesses d'Homere qui selon madame Dacier, adoucissent le ton sévère des combats. Il me semble que votre esprit est comme vos états, tranquille au milieu des agitations publiques. Le meilleur des mondes possibles est bien vilain depuis deux ans. Mais il y a longtemps qu'il est sur ce pied là. Cette nouvelle secousse n'aproche pas encore de celles des siècles passez. Mais avec le temps on poura parvenir à égaler touttes les misères et touttes les horreurs des temps les plus héroiques.

Il y aurait bien du malheur si des armées prussiennes, autrichiennes, russiennes, hanovrienes, françaises etc. ne ruinaient pas au moins une cinquantaine de villes, ne réduisaient à la mendicité quelques cinquante mille familles, et ne faisaient périr quatre ou cinq cent mille hommes. Voylà déjà le quart de Prague en cendres. On ne peut pas dire encor tout est bien mais cela ne va pas mal; et avec le temps l'optimisme sera démontré.

Je ne sçais cependant madame qui je dois féliciter davantage, ou ceux qui sont écrasez par des bombes avec leurs femmes et leurs enfans, ou ceux que la nature condamne à soufrir toutte leur vie et qui sont entre les mains des médecins pour achever leur belle destinée. J'ay l'honneur d'être du nombre des derniers, et sans cela j'aurais la consolation d'écrire plus souvent à votre altesse sérénissime.

J'ay quelque envie de vivre madame pour voir le dénouement de toutte cette grande tragédie qui n'en est encor qu'au second acte. Mais je voudrais vivre surtout pour me mettre à vos pieds. Car quand même ce monde ne serait pas le meilleur des mondes, votre cour est assurément pour moy la meilleure des cours possibles. Je ne sçais madame aucune nouvelle dans ma retraitte. Tant mieux, quand il n'y en a point, car la pluspart des nouvelles publiques sont des malheurs. Je suis toujours dans cette maison de campagne qui m'est chère par le nom du prince qui l'a occupée. J'y fais des vœux pour la prospérité de votre altesse sérénissime, et pour toutte votre auguste maison. Je pense souvent à la grande maîtresse des cœurs et fautte de papier je finis avec un profond respect.

V.