1757-05-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Baron Heinrich Anton von Beckers.

Monsieur,

Je reconnais les bontez généreuses de Son Altesse Electorale et la bienveillance de votre Excellence dans la lettre dont vous m'honorez.
J'ay souhaité de pouvoir placer mon bien sous la protection de votre auguste Souverain, et je n'ay d'autre regret que de n'y avoir pas mis ma personne.

Je vous prie Monsieur de vouloir bien luy présenter mes très humbles remerciments et de recevoir ceux que je vous dois. Vous m'ordonnez de vous parler avec confiance et vous prévenez mon cœur. Je vous avouerai donc monsieur que ma principale vüe est d'assurer huit mille livres de rente à ma nièce madame Denis, veuve d'un officier au service de France, la quelle demeure auprès de moy et qui prend soin de ma vieillesse infirme. Je dois songer à elle plus qu'à moy. Je me flatte que votre Excellence voudra bien favoriser ces sentiments.

C'est pour elle principalement que je demande la permission de placer un capital. Son Altesse Electoe daigne avoir la bonté de faire passer sur ma tête l'intérest de ce capital à 10 pr 100, en faveur de mon âge, qui est de soixante et trois ans.

Ma nièce est âgée de quarante cinq ans. Votre Excellence ne trouverait elle pas qu'un intérest viager d'environ 6 pr 100 acordé à ma nièce après ma mort serait proportionel à son âge? Le gouvernement de France donne 7 pour 100 dans sa dernière lotterie et rembourse le capital. J'abandonne le capital et je ne demande qu'autour de 6 pr 100 pour la vie de ma nièce.

Si vous trouvez monsieur cette proposition acceptable, voicy comme je la remplirais sous le bon plaisir de Son Altesse Electorale.

J'aurais l'honneur Monsieur de faire toucher à vos ordres cent trente mille livres argt de France par Mr Tronchin, banquier à Lyon, qui les ferait remettre suivant le commandement que je recevrais de vous.

Ces 130 m.lt au denier de 6 pr 100 ou environ, produiraient à ma nièce une rente de 8000lt sa vie durant, et puisque Son Altesse Electorale veut bien m'accorder 10 pr 100 pendant ma vie, je jouirais jusqu'à ma mort de 13000lt par année; et ma nièce après moy ne jouirait que de 8000lt de rente viagère qui s'éteindraient avec elle. C'est à peu près monsieur le traitté que je fis avec Mgr le duc de Virtimberg, lorsque j'étais à Berlin et que j'étais moins vieux de six ans.

J'insiste bien moins sur les proportions des âges, que sur la magnanimité de Monseigneur L'Electeur, sur la grâce qu'il m'accorde, sur vos bontez Monsieur et sur ma reconnaissance. C'est à vous à me prescrire vos ordres.

Quant au payement de la rente je m'en remets aussi monsieur à votre volonté. Décidez de la somme et du payement. Il me sera égal de recevoir l'intérest de mon capital par vos commissionaires de Paris, de Strasbourg ou de Lyon, et vos arrangements seront ma rêgle. J'attends vos ordres pour vous faire remettre monsieur les 130 mille livres ou à Strasbourg ou à Paris, ou à Manheim si Manheim entre dans la correspondence de M. Tronchin. Vous ferez ensuitte expédier le contract.

Ce sera pour moy un lien de plus avec votre cour, mais qui n'ajoutera rien aux sentiments respectueux avec les quels j'ai l'honneur d'être

Monsieur

de votre Excellence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire