1757-03-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Quoy Votre Altesse sérénissime a la bonté de s'excuser de ne m'avoir pas honoré assez tôt d'une de ses lettres? elle sent de quel prix elles sont pour moy.
Mais est il possible qu'elle daigne être occupée de mon attachement pour elle, et du respectueux, du tendre intérest que je prends à sa prospérité, tandis qu'elle se trouve au milieu des allarmes publiques et particulières, entourée d'armées, et embarassée peutêtre entre le danger de prendre un parti, et celui de n'en prendre aucun. Sa sagesse, et celle [de] monseigneur le duc me rassurent contre les craintes que m'inspire la situation violente de l'Allemagne. Il se peut même madame que vos états trouvent quelque avantage dans le besoin que les deux partis auront des denrées de votre territoire. Les princes sages et modérez gagnent quelquefois au malheur de leurs voisins. Je n'ay point icy la lettre du Roy de Prusse; elle est dans ma retraitte auprès de Geneve; je passe tous les hivers auprès de Lausanne, ne pouvant être assez heureux pour les passer à vos pieds et ne pouvant quitter une nièce qui s'est sacrifiée pour moy, et qui a quelque raison de n'oser voiager en Allemagne.

J'ay perdu madame le correspondant qui me fournissait les nouvelles dont je faisais part à votre Altesse sérénissime. Il est party avant l'armée que la France envoye en Allemagne. Puisse cette armée contribuer à établir un nouvau traitté de Vestphalie qui assure la paix et la liberté, le plus prétieux de tous les biens. Mais qui peut savoir ce qui résultera de tous ces grands mouvements. On prétend que le Roy de Pologne a contre luy un violent party dans la Pologne même, et que les turcs pouraient bien empécher les russes de se mêler des affaires de l'Allemagne. Le comte d'Etrée vient d'être fait maréchal de France avec sept autres. Le scélérat Damien n'est pas encor jugé. Les malheurs de la Saxe produisent des banquerouttes dans toutte l'Europe. J'en ay essuié une violente; les petits soufrent des querelles des grands.

Recevez madame mon profond respect, et pardonnez au papier.