1756-07-16, de Marie Louise Denis à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Non seulement je ne vous oublie pas Monsieur mais vous avez une place dans mon coeur que je ne sederai jamais à personne et que l'éloignement ne peut altérer.
Je meine ici une vie très dousse, la tendre amitié que j'ai pour mon Oncle augmenteroit encor dans ce moment, s'il étoit possible; mais je n'oublirai jamais mes amis et je compte sur vous comme sur l'un des plus fidels.

Je vous loue d'être à votre campagne. C'est une maison que vous avez faite, vous devez l'aimer, vous savez vous occuper, vous êtes philosophe, vous connoissez assez le monde pour le priser à sa juste valeur. On est bien aise de se retrouver quel que fois avec soi même, pour moi je n'y suis presque jamais. Nous voions ici assez de monde, souvant des étrangers. Il y a actuelement beaucoup d'Englais à Geneves. Jugez combien la prise de Mahon m'a fait de plaisir. Ils avoient besoin de cette petite leçon pour être doux et sociable. Ils sont si désespèrés de cet échec qu'il y en a plusieurs qui ont été enfermés quatre jours sans voir personnes pour pouvoir se désespèrer en liberté. Je le suis à mon tour d'apprendre que l'abbé du Renelle vous quite. J'avoue que votre maison, quoi qu'assez comode, étoit fort sombre. Mais la société d'un ami doit égaier les lieux les plus tristes. Je vous conseille fort de tâcher de loger plus tos avec une femme qu'avec un homme. Une femme est bien plus de resourse, garde plus souvant sa maison, vous trouverez plus de douceur dans son comerce qu'avec l'homme le plus aimable. En un mot vous êtes fait pour la société et vous vous trouverez bien de suivre mon conseil.

Ma soeur se porte àmerveille depuis qu'elle est ici, elle menge de tout et en grande cantité sans mal ny douleur. Elle dort, marche, engresse, et seroit trop heureuse si elle ne couroit pas risque de coucher à la fin d'octobre dans la rue. Je vais vous expliquer cet énigme. Le baille de ma soeur finit à la fin d'8bre. En partant de Paris elle dit à Mme Dherbouville qu'elle la prioit de le prolonger jus qu'à pasque. Mme Dherbouville l'assura qu'elle pouvoit être tranquile, venir ici, et qu'elle resteroit dans sa maison tant qu'il lui plairoit. Ma soeur n'a pas été ici huit jours que Mme Dherbouville signifia à mon frère qu'il falloit qu'elle déménagea à la mi octobre par ce qu'elle vouloit habiter son appartement. Jugez de l'embaras où est ma soeur, se trouvant à cent lieux de chez elle, sans logement, et obbligée de déménager dans deux mois. C'est à mon gré un bien mauvais prossédé que celui là.

Vous me demendez des nouvelles d'Alceste. Je n'y ai encor travaillé qu'un mois depuis que je suis en Suisse. Imaginez que je n'ai pas un moment à moi. Je suis le plastron d'une fort grosse maison, je paie tout, j'ai l'oeuil sur tout, je suis obligée de recevoir les gens qui viennent, mon Oncle est presque toujours dans son cabient et je fais fasse à toute la compagnie. J'ai pris le parti d'abandonner tout espesse de travail jusqu'au commencement de l'hyver, où j'espère que je serai plus tranquille. Pour lors je veux faire mes quatre actes d'une traite, ensuite je corrigerai à mon ese. Voilà mon histoire. Mais n'en parlez pas. Mon Oncle a donné Ordre que l'on remis deux exemplaires de son édition de Geneves à Mr l'abbé du Renelle, il y en aura un pour vous et un pour lui. Vous y trouverez bien du neuf; mon Oncle sera fort flaté de vous amuser dans votre solitude. Il a incéré dans cette édition une petite pièce de vers qui vous est adressée, elle est dans le second voulume à la page 286, il semble que cette pièce par les sirconstances présantes vient d'être faites, quoi qu'elle soit enciene.

Adieu Monsieur, songez quel que fois à deux solitaires qui vous aiment et qui vous demende votre amitié: la miene pour vous ne finira qu'avec ma vie.