ce 8 juen [1759] des Delices
J'ai été assez malade Mon cher ami, c'est ce qui m'a empêché de vous écrire.
J'ai eu depuis le départ de ma soeur une inflamation d'entraille qui m'a mise en danger, mais Tronchain n'a pas voulu me laisser mourir et m'a tiré d'affaire àmerveille. J'ai eu depuis un an des momens de chagrins qui peuvent bien avoir occasioné cet accidand. Je vous en ai dit une partie. Le voiage de Ma soeur avait entièrement changé l'humeur et j'ose dire le caractère de mon Oncle, mais Mon cher ami quel que chose qui arrive, croiez qu'il m'était impossible de ne pas me soumettre au parti que j'ai pris. J'en ai connu tous les dangers avant de m'y engager mais l'honneur et même le devoir me forsoient de m'y rendre. Depuis le départ de ma soeur je suis beaucoup plus heureuse. Le Florian et la sécheresse du caractère de la dame aigrissoient le sien. Tout va mieux présentement. Cependand sa pétulance augmente avec l'âge. Il n'a rien gagné sur ses défauts et rien perdu de ses talens. Je ne vous envoie pas l'ode par ce que je sçai qu'elle est publique à Paris. Dites moi l'effet de la lettre en prose qui suit cette Ode. Elle est un peu sallée, et frère Bertier y est vivement ouspillé. L'auteur prétand qu'il a actuelement son franc parler, et il en use le mieux du monde. Sa prudence n'est pas encor consomée mais ses talens sont plus brillans et plus abondans que jamais. Il vient de faire une tragédie sous mes yeux qui me confond d'admiration. Il n'a été qu'un mois à la faire, c'est ce que j'ai vu de plus touchant, sans accepter aucune de ses autres pièces. Elle n'est pas sa plus fortement écrite. Il a voulu faire du nouveau et mêler les rimes, je ne dessiderai pas s'il a bien fait. Mais malgré cela je suis sûre que la pièce fera un effet prodigieux. Il y a bien encor deux ou trois petis deffots que l'on pourait corriger en une demie heure si l'on ausait lui faire la plus petite obgection, mais cela devient impraticable. C'est une calité qu'il a aquise depuis deux ans, bien fâcheuse pour lui et pour les personnes qui s'i intéressent, par ce qu'il est impossible de l'empêcher de suivre son premier mouvement et de lui faire faire la moindre réflection. Voilà ce qui tourmente ma vie et ce qui me cause le plus d'inquiètude par l'extrême amitié et le vif intérest que je prens à lui. Vous croiez qu'après avoir fait une tragédie il se reposera du moins quel que jours. Point du tout. Le jour qu'il a fini le dernier ver du sinquième acte l'impératrice de toutes les Russie lui a envoié une très grande compilation de mémoire pour l'histoire de son père et il y travaille douze heures par jour. Elle a accompagné cela de martre zibline et des plus belles hermines avec une prodigieuse cantité de thé du roy de la Chine, qui est éxelament bon. Je voudrais bien que vous pussiez en venir prendre.
Nous sommes àmerveille avec Mr le duc de Choiseuil, il vient de nous acorder une grâce bien flateuse et qui par la suite peut me devenir bien avantageuse. La terre de Fernex que mon Oncle a acheté sous mon nom est franche et quite de tous drois en plus grande partie, lors qu'elle est possédée par un genevois. Cet accord a été fait par un traité entre la France et Geneve, mais si elle passe en d'autres mains elle perd son droit à jamais et quand un genevois la rachèteroit il ne pourait plus la recouvrer. Le roy par un brevet signé de sa main nous a conservé ce droit, ce qui rand cette terre bien plus facil à vendre si jamais je voulais m'en deffaire. Cette grâce était difficile à obtennir. Mme la Marquise et Mr de Choiseuil nous ont donné dans cette occasion toute sorte de marque de bontez.
J'ai actuelement un grand plaisir, Mlle Fel est aux Delices avec tous ses jolis rosignols et passera quinze jours avec moi. C'est une fille aimable indépendament de son talent et sa voix m'enchante. Le concert de Lion l'avait fait venir, ce qui lui a valu plus de deux cent louis. Je l'ai engagé de venir nous voir, elle donne trois concert à Geneve et nous lui ferons une souscription de 50 louis. Je n'avais point entandu de bonne musique françoise depuis mon départ de Paris et j'en avais besoin.
Adieu Mon cher ami, ne vendez point votre jollie terre. Si jamais je revois ma patrie il serait bien plus doux de passer les étées a 30 lieux de Paris qu'à cent vingt. Pour lors je vendrais la mienne. Qui sait s'il ne prendra pas fantesie à Mon Oncle dans sa vieillesse de retourner à Paris et si nous ne l'engagerons pas à vous y aller voir. Si cependand vous aviez envie de vous en défaire je garderais la miene et il faudrait bien que vous vinciez nous y tennir compagnie, mais tout bien pesé croiez que Paris vaut mieux que Geneve. Ecrivez moi des lettres que je puisse montrer. Ecrivez quel que fois aussi à Mon Oncle, je voudrais réchaufer en lui l'enciene amitié qu'il a eu pour vous, sans paraître y prendre trop d'intéres, et je voudrais l'engager à vous prier de lui même de nous venir voir. Ecrivez lui, écrivez moi, mais sur tout conservez moi votre amitié. Songez que la miene vous est aquise pour jamais. Adieu, vous me faites regreter mon païs, je me souviens toujours des moments où nous causions avec le grand abbé si librement et avec cette liberté et cette confience qu'on ne retrouve qu'avec ses vrais amis.