aux Délices près de Genêve 12 novbre [1755]
Monsieur Tronchin Monsieur me mande que vous vous souvenez de moy avec votre bonté ordinaire quoyque vous soyez àprésent avec un cardinal et moy chez des hérétiques.
Je vous en remercie bien tendrement. Vous direz de moy, tout auprès de son juge il s'est venu loger. Ce n'est pas auprès de Calvin, mais c'est auprès du docteur Tronchin qui pourtant quoy qu'on en dise n'a guères plus contribué à ma santé que Calvin ne contribuerait à mon salut. Tous ceux que j'ay vus dans mon hermitage pouraient vous dire quels sont mes remords de n'avoir pas cherché dans votre pays et dans celui des bons vins la retraitte que je guettais depuis longtemps. J'aurais voulu être auprès de vous et boire de l'eau, mais j'ay trouvé une cabane toutte bâtie, toutte meublée, dans la plus belle situation de l'Europe. J'en ay même trouvé deux tout d'un coup et je m'y suis campé au plus vite, étant très pressé de jouir. Plût à dieu que je pusse venir vous faire ma cour avant d'être enterré en terre mauditte, voir vos beaux jardins qui me feraient cent fois moins de plaisir que votre conversation, et vous renouveller les tendres sentiments qui m'attacheront à vous jusqu'au dernier moment de ma vie. Je me livre au plaisir de vous dire tout cela et je hazarde ma lettre à Lyon, ne doutant pas qu'elle ne vous soit rendue à Di-jon si vous y êtes déjà retourné pour aller juger les bourguignons. Je soupçonne que vous êtes à la campagne chez un cardinal. Je vous avertis que cette campagne là n'est pas si jolie que la mienne. Mais je voudrais être avec vous dans une chaumière. Je vais passer l'hiver sur le chemin du champ de bataille de votre Charles le téméraire. Partout où je serai je vous respecterai, je vous aimerai de tout mon cœur. Conservez moy des bontez qui sont nécessaires à mon âme, il est si doux d'être aimé au bout de cinquante ans. Adieu monsieur, les vieilles passions n'admettent point les formules du très obéissant
V.