Ferney 30e Janv: 1764
Digne magistrat, bienfaisant philosophe, citoien digne d'un meilleur siècle, belle âme auprès de qui j'aurais voulu raboter la mienne, il ne sera pas dit, assurément, que je sois assez sot pour mourir sans vous avoir vu dans vôtre paradis de la Marche.
Vous y fondez un hôpital, voilà tout juste mon affaire, j'y viendrai en qualité d'impotent, si nos vilains vents continuent, et en qualité d'aveugle si ma fluxion sur les yeux ne guérit pas. J'y viendrai sain ou sauf, en litière ou en brancard, en bonnet de nuit ou en perruque. Vous éclairerez mon esprit, et celà vaut bien la guérison de mes yeux que vous me faittes espérer; vous me rendrez raison si vous pouvez, de toutes les sotises, de toutes les inconséquences, de toutes les contradictions de la Gaule transalpine, et des pauvres petits roiaumes des Bourguignons et des Francs.
Vous me direz quel chemin il faut prendre pour arriver de ma chaumière à vôtre palais de la Marche. J'envoie le livre de la Tolérance que l'auteur m'ordonne de vous présenter par la voie de mr de Raimond, directeur des postes de la Franche Comté. Je ne sçais pas si c'est la voie la plus sûre et la plus prompte, je hazarde celle là, parce que vous ne m'en avez pas donné d'autre. Le paquet doit arriver franc; s'il fait naufrage en chemin on tâchera de prendre une autre route.
J'ai actuellement une grande affaire avec Monsieur vôtre fils. Je ne sçais si vous savez qu'il est venu aussi à Ferney. Je suis à peu près dans le cas du Roy, j'ai eu à faire à trois parlements du Royaume à la fois, je m'en suis tiré jusqu'icy assez heureusement, nous verrons si je réussirai avec le vôtre. Savez vous bien que mon affaire est très délicate, et que j'ai obtenu du Roi une belle Lettre dont on n'a pas fait grand cas. Ce monde cy est plaisant, et moi aussi en vérité. Mon Dieu que j'ai envie de venir philosopher à la Marche! J'ai trois jours à vivre, que j'en passe un avec vous, et je suis content. Conservez moi les bontés dont vous m'honorez, et soiez sûr que vous êtes autant aimé que respecté du vieux de la montagne
V.