1764-01-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Mon illustre et respectable magistrat, mes Lettres et mon cœur courent après vous depuis un an.
Je vous croiais actuellement à Paris, conformément à vôtre dessein, de passer l'hiver dans cette grande ville, et le reste de l'année dans vôtre belle terre. Mr le Président de Ruffey m'apprend que vous êtes à la Marche. Je vous en félicite, car après tout, on n'est bien que chez soi, surtout quand on sait s'y occuper.

Je me plains de la nature, non pas seulement de ce qu'elle m'a fait malade et faible, et qu'elle s'avise à présent de m'ôter presque entièrement l'usage de la vue, mais de ce qu'elle m'empèche de venir vous voir, et d'être témoin des sentiments de vôtre belle âme dans vôtre solitude.

Il parait depuis peu un livre sur la tolérance àpropos de l'affaire des Calas. Je voudrais vous l'envoier, et surtout vous en demander vôtre sentiment; faittes moi savoir, je vous prie, par quelle voie je puis vous l'envoier.

Je m'imagine que dans vôtre belle retraitte vous regardez en pitié toutes les sotises qui agitent le monde, et toutes les fautes que font les corps et les particuliers. La sagesse n'habite guère que dans la solitude. Tout ce que je souhaitte à cette belle divinité, c'est que l'ennui ne s'introduise pas chez elle.

On dit que vous bâtissez à la ville et à la campagne; je m'avise d'en faire autant dans ma chaumière, mais le bonheur n'est pas dans ces occupations, il est dans la santé, valeat possessor oportet. Le maître de l'univers serait très malheureux s'il digérait mal; tout dépend de nos cinq sens, tout le reste est bien peu de chose. A quoi sert le plus bel aspect du monde quand on devient quinze vingt, et qu'importent les perdrix quand on ne peut pas les manger? Dieu merci, vous avez un bon estomach comme un bon esprit; jouïssez de ces deux pièces essentielles à la machine. Vivez heureux, vivez longtemps, et conservez moi vos bontés.

Le presque aveugle V.