aux Délices près de Genêve 5 novbre 1755
Mandez-moi, mon cher Walther, si je peux vous envoyer par la poste cette tragédie de l'orphelin de la Chine que vous me demandez.
Je l'ai encor beaucoup changée depuis qu'elle est imprimée: c'est ainsi que j'en use avec tous mes ouvrages, parce que je ne suis content d'aucun. Cela déroute un peu les libraires, et j'en suis très-fâché; mais je ne peux m'empêcher de corriger des ouvrages qui me paraissent défectueux. C'est un malheur pour moi de connaître trop mes défauts; et il n'y aura jamais de moi d'édition bien arrêtée qu'après ma mort. Le sieur Lambert à Paris et les sieurs Crammers à Genêve ont voulu chacun de leur côté faire une nouvelle édition de mes œuvres. Je ne puis corriger celle de Lambert n'étant pas sur les lieux; mais je ne puis m'empêcher de corriger dans celle des frères Crammers toutes les pièces dont je suis mécontent. C'est un ouvrage au quel je ne puis travailler qu'à mesure qu'on imprime. Il y a à chaque page des corrections, et des additions si considérables que tout cela fait en quelque façon un nouvel ouvrage. Si vous pouviez trouver le moyen de mettre toutes ces nouveautés dans votre dernière édition, cela pourait lui donner quelque cours à la longue, mais c'est une chose qui ne pourait se faire que par le moyen de quelque éditeur habile, et encor je ne vois pas comment il pourait s'y prendre. Je suis très-fâché de toute cette concurrence d'éditions. Si j'avais pu trouver quelque séjour agréable dans votre pays, vous savez bien que je me serais fait un plaisir infini de vous aider et de tout diriger: mais ma santé ne m'a pas permis de m'établir dans votre climat. Par tout où je serai, je vous rendrai tous les services dont je serai capable. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Voltaire
Si je peux vous envoyer par la poste quelque chose qui m'est tombé entre les mains, et qui vous donnerait un grand profit, je vous ferai ce plaisir sur le champ mais comme c'est un ouvrage qui n'est pas de moy et de l'ortodoxie duquel je ne réponds pas, je ne vous le ferais parvenir qu'en cas que vous pussiez agir discrètement, et sans imprimer cette pièce sous votre nom.