1755-09-22, de Cosimo Alessandro Collini à Michel Lambert.

Monsieur et cher ami,

Je suis parti de Paris avec douleur, et pénétré de vos politesses et de vos bontés: je tâcherai toujours de vous donner des marques de ma reconnaissance et des tendres sentiments qui m'attachent à vous et à made Lambert.

J'ai remis à Mr de Voltaire le paquet dont vous m'aviez chargé, et je vais vous parler en ami sur ce qu'il pense de l'édition que vous faites de ses œuvres. J'exige de vous le plus grand secret sur tout ce que je vous dirai, et je crois pouvoir me reposer sur votre prudence et sur votre amitié.

Les Cramers ne savaient rien de l'édition que vous avez commencée; ils viennent de l'apprendre, je ne sais pas comment, et ils ont cru devoir en parler sérieusement à Mr de Voltaire: il leur a dit d'abord qu'ils devaient se contenter de débiter leur édition dans les pays étrangers, et que vous débiteriez la vôtre en France. Les Cramers n'ont point été contents de cet arrangement, et ils ont porté Mr de Volt…. à ne vous envoyer les corrections et les changements nécessaires que dans deux mois. Mr de Voltaire vous en écrira sans doute incessamment, et je regarde cet arrangement comme fort ridicule, puisque les Cramers auraient le temps d'inonder l'Europe de leur édition avant que vous pussiez mettre la vôtre en vente. Ne prenez point garde aux expressions de la lettre de Mr de Voltaire, laissez-le être étonné de ce que vous ayez continué cette entreprise sans l'en avertir, laissez-lui dire tout ce qu'il lui plaira; il y a à mon avis un moyen de parvenir à son but, ce moyen n'est pas sûr, mais c'est je crois le seul qui puisse vous faire réussir. J'ai dit à Mr de Volt… que vous aviez tiré grand nombre d'exemplaires des deux volumes que je lui ai remis de votre part, et que ces exemplaires seraient perdus pour vous, si vous preniez le parti d'acheter partie de l'édition des Cramers, ce que vous ne feriez jamais. Il faut, Monsieur, que votre réponse à la lettre de Mr de Volt… soit conçue à peu près en ces termes. Vous lui direz que puisqu'il n'est possible d'avoir que dans deux mois les corrections pour votre édition, vous allez toujours la continuer sur une ancienne édition la plus correcte; qu'on vous demande cette édition à Paris et dans les provinces, que vous abandonnez tout éspoir de travailler à la nouvelle qui vous parait réservée pour les seuls Crammers, et qu'en acceptant les corrections qu'on veut vous envoyer dans deux mois, l'Europe regorgerait de l'édition de Genêve avant que la vôtre fût achevée. Remerciez beaucoup Mr de Volt… de ses bontés; que votre lettre soit très-polie, et soyez persuadé que Mr de Voltaire sera charmé de votre soumission, allarmé de votre résolution de continuer votre édition, et il pourait vous envoyer sur le champ les changements en question.

Je ne vous en dirai pas d'avantage; je n'en ai pas le temps. Mon attachement, mon amitié, et ma reconnaissance pour vous seront inaltérables. Je présente mes respects à made Lambert; et suis sans cérémonies

Monsieur et cher ami

votre très humble et très obéissant serviteur

Colini