aux Délices près de Genêve 22Octbre 1755
Mon cher Lambert, me voilà dans un étrange embarras; je n'y serais certainement point si vous n'aviez pas été un an entier à prendre votre résolution, et si vous ne l'aviez pas enfin prise sans m'en avertir.
Souvenez-vous qu'il y a un an que vous m'envoyâtes à Colmar la première feuille de la Henriade, et que depuis ce temps vous ne m'en parlâtes plus: souvenez-vous de tous les contre-temps arrivés à un pauvre petit ballot dont vous vous étiez chargé; souvenez-vous que je vous mandai plusieurs fois que je ne comptais plus que vous voulussiez vous donner la peine d'imprimer mes Œuvres, et que vous m'aviez laissé dans cette opinion jusqu'au moment où vous m'avez surpris en dernier lieu par deux volumes imprimés. Songez que c'est vous qui m'avez forcé à donner aux srs Cramers ce que je vous destinais. Je voudrais partager entre vous et eux ce petit bénéfice, s'il y en a. Je n'ai assurément d'autre intention que de vous faire plaisir; mais voyez les circonstances où je me trouve. La plupart des changements absolument nécessaires, et qui sont en très-grand nombre, sont entre les mains des Libraires de Genêve, les autres ne sont pas encor finis. Une partie de mes papiers est à une maison que j'ai à quinze lieues d'ici auprès de Lausanne; l'autre partie n'est point encor en ordre. Je ne travaille à présent qu'à finir cette Histoire générale qui est un travail immense; on l'imprime à mesure. Il y a encor un volume de la Phisique de Neuton qui était rempli de fautes grossières, et qu'il a fallu refaire presque entièrement. Quand même je me porterais bien, je ne pourais suffire à tant d'ouvrage: à plus forte raison dans l'état où je suis. Les Libraires de Genêve se flattent que dans trois mois ils auront fini mes Œuvres mêlées, mais c'est ce qui me parait bien difficile, puisqu'elles ne sont pas encor corrigées. Il ne me vient pas une feuille de l'imprimerie dont je ne change le quart ou la moitié. Comment voulez-vous que dans ce Cahos je puisse vous envoyer quelque chose de complet? Vous imprimez dites-vous la Henriade et les Pièces de théâtre qui resteront à peu près comme elles sont. Je vous conseille d'attendre pour imprimer le reste que vous ayez les volumes imprimés par les Cramers, ce qui sera pour vous l'affaire de deux mois tout au plus. Ces volumes comprennent les Mélanges de Littérature et d'Histoire, et les Poësies diverses; c'est ce qu'il y a de plus curieux dans ce recueil, et qui sert à faire vendre le reste. Vous sentez combien il serait désagréable pour moi, et ruineux pour vous d'imprimer ces volumes tronqués et imparfaits tandis que les Cramers en donneraient une édition complette entièrement différente. Je crois que toutes réflexions faites, vous devez en user avec les Œuvres mêlées comme avec l'Histoire générale. Vous ne pouvez imprimer cette Histoire générale qu'après eux; Vous imprimerez de même après eux les Œuvres mêlées, et vous pourez vous procurer aisément le débit en France, supposé qu'il y ait du débit. Tout cela me fait autant de peine qu'à vous. Vous avez dû vous apercevoir que certainement je vous veux du bien. Si je peux mieux faire pour vous rendre service, vous y pouvez compter. Mais dans le moment présent les embarras où je suis, la multiplicité de mes occupations, ma maladie, et la mort d'un de mes amis dans la maison de Monriond où est la moitié de mes papiers, tout cela me met dans l'impossibilité de vous rien dire de plus positif. Je vous embrasse de tout mon cœur. Adieu faites ce que je vous conseille et comptez d'ailleurs sur moy dans touttes les occasions. Je vous enverrai les changements à l'Orphelin de la Chine, mais pouvez vous en faire usage?
V.