1756-03-21, de Cosimo Alessandro Collini à Sébastien Dupont.

Je ne m'attendais pas à la lettre charmante que je viens de recevoir.
Je me croyais oublié de vous et du reste du genre humain pour ne faire connaître ma lourde éxistence qu'à l'homme dont je suis le barbouilleur. Je vous remercie tendrement, orateur aimable, de votre souvenir, je vous remercierais encor plus tendrement si madme Dupont vous eût chargé d'un petit mot pour moi dans votre lettre. Des suisses pouraient-ils me faire oublier un homme comme vous? Peut-il y avoir une lausanienne, quelque jolie qu'elle soit, qui puisse éffacer de mon cœur la reconnaissance que je dois à vos anciennes bontés? Pouvez-vous penser que l'amour me fait négliger l'amitié? Ne peut-on pas aimer à la fois une maîtresse et un ami? Schœpflin vous dira que je lui parle toujours de vous dans toutes mes lettres. J'oserais vous importuner quelquefois si le Digeste, le Code, Bartole, Cujace et tant d'autres gros Docteurs dont vous étes souvent entouré, ne m'éffrayaient pas.

Je vais vous parler de mes occupations, des bords du Lac Léman, et des livres que nous faisons. Vous seriez bien étonné si vous voyez actuellement ce maigre philosophe que vous vites jadis dans un caveau de la rue des juifs. Quel changement! Il est tout aussi maigre que vous l'avez vû, mais il a une maison de campagne assez bien ornée près de Genêve, il en a une autre près de Lausanne, et il est en marché pour en louer une autre à Rolle, qui est à peu près à moitié chemin de Genêve à Lausanne. Cette dernière maison le décidera à aller plus souvent de Monriond aux Délices et des Délices à Monriond. Il a six chevaux, quatre voitures, cocher, postillon, deux laquais, valet de chambre, un cuisinier français, un marmiton, et un secrétaire, c'est moi qui ai cet honneur. Les diners qu'on donne aujourdui sont un peu plus splendides que ne l'étaient ceux qu'on donnait à Colmar; et on a presque tous les jours du monde à diner. Voilà pour le luxe. Faites à présent vos réflexions, et vous qui étes Avocat, conciliez le passé avec le présent.

L'article des belles Lettres ne va pas mal; je ne cesse d'écrire et je suis obligé de vous dire que nous faisons plus de besogne en un jour que votre Abbé matériel n'en fait en un an. L'Histoire universelle est toute faite; elle se rejoint au Siècle de Louis 14 et fait ainsi un cours d'Histoire complet depuis Charlemagne jusqu'à la dernière guerre. Cet ouvrage aurait effrayé tout autre historien que le nôtre. Vous savez qu'on n'a jamais fait d'histoire aussi aisément, et à meilleur marché, mais il ne faut dans cette histoire qu'y goûter la beauté du stile, et qu'y profitter de quelques réflexions et de quelques coups de pinceau qui font de temps en temps le tableau de l'univers en peu de traits. Tout cela n'a rien coûté à notre historien. Vous trouverez dans son Histoire universelle un grand chapitre sur Louis 13; on ne l'a fait qu'avec le secours du seul Le Vassor, dont ce chapitre est un très-petit extrait fait par un homme de goût. L'édition des Œuvres mêlées va être finie, et je pense que Mrs Cramers la mettront bientôt en vente. L'édition de l'Hist. Univ. ne se débitera qu'après. J'ignore par quel moyen vous comptez vous procurer un exemplaire de cette nouvelle édition des Œuvres. Vous ne ferez pas mal de tâcher de l'avoir: vous y trouverez une foule de pièces nouvelles. Mais ce qui vous surprendra [et que ceci soit dit entre nous] c'est que vous y trouverez une pièce qu'on vous fit lire, il y a quelque temps, c'est un Poëme sur la Relligion naturelle; le titre fait sentir que cet ouvrage n'est pas d'un chrétien, et je crois que l'auteur a mieux rempli son but que votre abbé n'a rempli le sien sur l'immatérialité de l'âme. Personne ne sait que cet ouvrage sera inséré dans cette nouvelle édition; les Cramers, qui ont débité un petit avis sur cette édition n'en parlent pas, et je vous prie en grâce de n'en rien dire à personne afin de ne pas inspirer de curiosité aux fanatiques et aux prêtres toujours prêts à courir sur ceux qui ont la réputation de vouloir leur cogner sur les doigts. Est-il possible que notre philosophe ne sente point le tort que cet ouvrage peut lui faire? On lui a toujours reproché d'être Déiste, il a voulu toujours soutenir que non pour éviter les tracasseries et la persécution. Actuellement il a l'aveuglement d'imprimer qu'il l'est, et de croire que cet ouvrage ne lui fera qu'honneur. Cette pièce précédée d'une autre fait la clôture de l'édition sous le titre de Supplément aux mêlanges de Littérature etc.. Cette autre pièce placée sous ce titre est encor un Poëme sur la Destruction de Lisbonne ou examen de cet axiome Tout est bien. Vous savez que c'est Pope qui a dit que tout ce qui est, est bien. Les tremblements de terre qui ont ruiné Lisbonne ont fait dire à notre poëte que tout n'est pas bien; il fit un poëme sur cet événement terrible, et lorsque ce poëme n'était encor qu'une ébauche il eut la bétise de le lire à quelques suisses. Ces suisses s'imaginant que le poëte combattait l'axiome de Pope, crurent qu'il n'admettait que la proposition contraire, savoir que dans ce monde tout est mal. Cette bévue de quelques suisses n'a pas laissé de lui faire quelque petite tracasserie. Le poëte se plaint à la vérité que nous habitions un globe qui parait miné et que nous soyons exposés à des événements si affreux, mais il se résigne à la volonté de Dieu: comme je suis convaincu du secret de votre part, je vais vous transcrire le commencement de ce poëme.

O malheureux mortels, ô terre déplorable!
O de tous les fléaux assemblage éffroyable!
D'inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés, qui criez tout est bien,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés;
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui sanglants, déchirés, et palpitans encore
Enterrés sous leurs toits terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours.
Aux cris demi-formés de leur voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous etc. . . . . .

Je vous ai ennuié plus que de raison. Pardonnez ce grifonnage; je vous ai écrit fort à la hâte et avec crainte. N'oubliez pas un homme qui vous sera attaché toute sa vie. Schœpflin vous dira que je voudrais pouvoir quitter les bords de ce Lac à la première occasion. S'il se présente quelque chose, cher ami, ne m'oubliez pas. Vous ne sauriez croire combien je vous serai obligé, et combien mon ésclavage est dur. Je présente mes tendres respects à Made Dupont. Adieu, recommandez-moi à ceux qui ont quelque bonté pour moi. Je vous suis tendrement et inviolablement attaché toute ma vie.

Colini