15 octo. [1755]
Mon cher ange, vous commencez donc à être un peu content.
Vous le seriez davantage sans trois terribles empéchemens, la maladie, l'éloignement et une histoire générale qui me tue. Pui-je songer au seul Gengis, quand je me mêle du gouvernement de toutte la terre? Les japonais et les anglais, les jésuittes et les talapoints, les crétiens et les musulmans me demandent audiance. J'ay la tête pleine du procez de tous ces gens là. Vous avez beau me dire que la cause de Gengis doit passer la première, vous connaissez trop bien la faiblesse humaine pour ne pas savoir que nous ne sommes les maîtres de rien. Dites à vos fleurs de s'épanouir, à vos bleds de germer; ils vous répondront, attendez. Cela dépend de la terre et du soleil. Mon cher ange ma pauvre tête dépend de tout. Je fais ce que je peux, quand je peux. Plus je vais en avant plus je me tiens machine grifonante. Pour vous messieurs de Paris, faites suivant vos volontez, ordonnez, coupez, taillez, rognéz, faites jouer mes magots devant les marionetes de Fontainebleau, et qu'on y déchire l'auteur au sortir de la pièce, tandis que je languis malade dans mon hermitage entre de la casse et des livres ennuyeux.
J'ay mandé à Lambert que je serais peut être assez fou pour luy donner en son temps une nouvelle tragédieà imprimer, mais ce n'est pas du pain cuit pour Lambert. Il faut que les nations soient jugées, et que le génie me dise, travaille. En attendant mon divin ange j'ay recours à vous auprès de Lambert. Il s'avise d'imprimer un receuil de touttes mes sottises et il n'a encore aucune des corrections, aucun des changements sans nombre que j'y ay faits. C'est encor un travail assez grand de mettre tout cela en ordre. Dites luy je vous en conjure qu'il ne fasse rien avant que je luy aye fait tenir tous mes papiers. Ce paresseux, est bien ardent, quand il croit qu'il y va de son intérest, mais son intérest véritable est de ne rien faire sans mes avis et sans mes secours. De quoy se mêle t'il de commencer sans me le dire une édition de mes œuvres lorsqu'il sait que j'en fais une à Geneve, et lors qu'il a passé un année entière sans vouloir profiter des dons que je luy offrais? Il m'envoya il y a un an une feuille de la Henriade et s'en tint là; et point de nouvelles. Je luy manday enfin que je paierois sa feuille et qu'il s'allast promener. Je donnay mes guenilles à d'autres, et àprésent le voylà qui travaille, et sans m'avoir averti.
Je vous prie mon cher ange de luy laver la tête en passant, si vous le rencontrez en allant à la comédie, si vous vous en souvenez, si vous voulez bien avoir cette bonté. Je vous demande bien pardon de mon importunité, mais encor faut il être imprimé à sa fantaisie. Adieu, je voudrais travailler à la vôtre, et réussir autant que j'ay envie de vous plaire.