aux Delices près de Geneve 8 mars [1755]
Mes Délices sont un tombeau mon cher et Respectable ami.
Nous voylà ma garde malade et moy sur les bords du lac de Genève et du Rone. Je mourrai du moins chez moy. Il est vray qu'il serait assez agréable de vivre dans une maison charmante, commode, spatieuse, entourée de jardins délicieux, mais j'y vivrai sans vous mon cher ange, et c'est être véritablement exilé. Notre établissement nous coûte baucoup d'argent et baucoup de peines. Je ne parle qu'à des massons, à des charpentiers, à des jardiniers. Je fais déjà tailler mes vignes et mes arbres. Je m'occupe à faire des bassecours. Vous croirez sur cet exposé que j'ay abandonné votre orphelin. Ne me faittes pas cette cruelle injustice. Vous aurez vos cinq magots chinois incessamment et tout ce que je vous ay promis. J'ay travaillé autant que l'a permis ma déplorable santé. Si vous L'ordonnez le tout partira à L'adresse de Monsieur de Chauvelin, l'intendant des finances, à votre premier ordre. Si vous voulez me donner jusqu'à pâques j'aurai encor peutêtre Le temps de limer, et l'envie de vous plaire poura m'inspirer. Je ne vous parlerai plus de Lambert quoyque sa négligence m'embarasse. Je ne vous parlerai que de Gengis. C'est Arlequin poli par L'amour. C'est plutôt le Cimon de Bocace et de la Fontaine.
Voylà le sujet de la pièce. Vous aviez raison de découvrir cinq actes dans mes trois. Le germe y était, reste à savoir si cette tragédie aura la sève et le montant d'Alzire. Non assurément. J'y ay fait tout ce que le sujet et ma faiblesse comportent. Mais ce n'est pas assez de faire bien. Il faut être au goust du public, il faut intéresser les passions de ses juges, remuer les cœurs et les déchirer. Mes tartares tuent tout et j'ay peur qu'ils ne fassent pleurer personne.
Laissons d'abord passer touttes les mauvaises pièces qui se présenteront. Ne nous pressons point, et tâchons que dans l'occasion on dise cela est bien, et s'il était parmi nous, cela serait encor mieux.
Consolez moy mon cher ange en m'aprenant que vous êtes heureux, vous et les vôtres. Je baise le bout des ailes de tous les anges.
V.