aux Delices près de Geneve 2 avril 1755
Le Kain est parti, mon cher ange, avec un petit paquet pour vous.
Ce paquet contient les quatre derniers magots; il vous sera aisé de juger du premier par les quatre; je vous l'enverrai incessamment; il y a encor quelques ongles à terminer. Vous y trouverez encor quatre autres figures qui appartiennent à la Chapelle de Jeanne, et je vous promets de temps en temps quelque petite cargaison dans ce goût, si Dieu me permet de travailler de mon mêtiter.
Le Kain a été, je crois, bien étonné: il a cru retrouver en moi le Père d'Orosmane et de Zamor, et il n'a trouvé qu'un maçon, un charpentier et un jardinier. Cela n'a pas empêché pourtant que nous n'ayons fait pleurer presque tout le Conseil de Genêve; la plupart de ces messieurs étaient venus à mes Délices, nous nous mîmes à jouer Zayre pour interrompre le cercle; je n'ai jamais vû verser plus de larmes; jamais les calvinistes n'ont été si tendres. Nos chinois ne sont pas malheureusement dans ce goût; on n'y pleurera guères, mais nous espérons que la pièce attachera beaucoup: nous l'avons jouée le Kain et moi; elle nous faisait un grand éffet. Le Kain réussira beaucoup dans le rolle de Gengis aux derniers actes, mais je doute que les premiers lui fassent honneur; ce qui n'est que noble et fier, ce qui ne demande qu'une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche; ses organes ne se déployent que dans la passion; il doit avoir joué fort mal Catilina; quand il s'agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d'un acteur est de se faire entendre.
Vous voyez, mon cher et respectable ami, que malgré l'absence, vous me soutenez toujours dans mes goûts. Ma première passion sera toujours l'envie de vous plaire. Je ne vous écris point de ma main; je suis un peu malade aujourdui, mais mon cœur vous écrit toujours. Je suis à vous pour jamais: Madame Denis vous en dit autant. Mes tendres respects à toute la famille des anges.
V.