1755-05-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

L'éternel malade, le solitaire, le planteur de choux et le barbouilleur de papier qui croit être philosofe au pied des Alpes, a tardé bien indignement Monseigneur le maréchal à vous remercier de vos bontez pour le Kain, mais demandez à madame Denis, si j'ay été en état d'écrire.
J'ay bien peur de n'être plus en état d'avoir jamais la consolation de vous faire ma cour. J'aurai pourtant l'honneur de vous envoier ma petite drôlerie, c'est le fruit des intervales que mes maux me laissaient autrefois, ils ne m'en laissent plus aujourduy, et j'auray plus de peine à corriger ce misérable ouvrage que je n'en ay ëu à le faire. J'ay grande envie de ne le donner que dans votre année. Cette idée me fait naitre l'espérance de vivre encor jusques lâ. Il faut avoir un but dans la vie; et mon but est de faire quelque chose qui vous plaise et qui soit bien reçu sous vos auspices. Vous voylà dieu merci en bonne santé monseigneur, et les affaires et les devoirs de cour, et les plaisirs qui étaient en arrierre par votre maudit érésipèle, vous occupent àprésent que vous avez la peau nette et fraische. Je n'ose dans la multitude de vos occupations vous fatiguer d'une ancienne requête que je vous avais faitte avant votre cruelle maladie, c'était de daigner me mander si certaines personnes aprouvaient que je me sois retiré auprès du fameux médecin Tronchin et à portée des eaux d'Aix. Ce Tronchin là a tellement établi sa réputation qu'on vient le consulter de Lyon, et de Dijon; et je crois qu'on y viendra bientôt de Paris. On inocule ce mois cy trente jeunes gens à Geneve. Cette méthode a icy le même cours et le même succez qu'en Angleterre. Le tour des français vient bien tard. Mais il viendra. Heureusement la nature a servi monsieur le duc de Fronsac aussi bien que s'il avait été inoculé. Il me semble que ma lettre est bien médicale. Mais pardonnez à un malade qui parle à un convalescent. Si je pouvais faire jamais une petite course dans votre royaume de Cathay, vous et le soleil de Languedoc, mes deux divinitez bienfaisantes, vous me rendriez ma guaité, et je ne vous écrirais plus de si sottes lettres. Mais que pouvez vous attendre du mont Jura? et d'un homme abandonné à des jardiniers savoiards et à des massons suisses? Madame Denis est toujours comme moy pénétrée pour vous de l'attachement le plus tendre, elle l'exprimerait bien mieux que moy, elle a encor tout son esprit, les Alpes ne l'ont point gâtée. Conservez vos bontez monseigneur à ces deux allobroges qui vivent à la source du Rone et qui ne regrettent que les climats où ce fleuve coule sous votre commandement. Le Rone n'est beau qu'en Languedoc. Je vous aimerai toujours avec bien du respect mais avec bien de la vivacité, et je serai à vos ordres si je vis.

V.