à Geneve le 26e Juillet 1755.
Monsieur,
J'ai receu tant de marques de bontez de toutes vôtre famille, que ma reconnoissance ne sauroit rester muette, et elle vient vous en présenter mes vifs et sincères Remerciements.
Monsieur J. R. Tronchin, vient encore tout récemment d'augmenter ma dette, en m'honorant d'une Lettre de recommandation pour 3 Maisons différentes, mais ce qui m'à flatté le plus, c'est qu'il à eû la bonté d'y joindre ses sages avis et bons Conseils, desquels je ne me départirai point, et que je suivrai à la Lettre, ainsi que je lui l'ai promis solemnellement.
Vous jugez bien, Monsieur, qu'il à été beaucoup question de Monsieur De Voltaire, vis à vis duquel je ne suis pas sûrement dans le tort: Heureux si ma bonne étoile m'eût conseillé d'aller vous demander vos bons conseils, avant que je lui eûsse fait ma première Visitte, mais oùtre que j'ignorois la part que vous prenniez à cet homme Respectable, j'avois cependant pris conseil d'un de nos Respectables Magistrats, qui avoit fait lecture des deux dernières Lettres, que m'avoit fait l'honneur de m'écrire Monsieur de Voltaire, Mr Bousquet, d'ailleurs, m'avoit donné ce même conseil.
Le but de ma Visitte n'avoit rien en lui même que d'innocent et de loüable, il ne s'agissoit que de confirmer à Monsieur de Voltaire, ce que je lui avois tant de fois écrit, que jamais je n'avois pensé sérieusement à mettre au jour et sous les yeux du Public l'ouvrage qu'il soupçonnoit, sur tout après que j'en eût lû les 2 premiers Chants à Lausanne. Il est vrai que jusqu'à cette première vue j'avois cherché à m'en procurer le Manuscrit, mais jamais à Paris, comme l'on l'avoit très mal à propos insinué à Monsieur vôtre frère, ce qui est destitué de toutes vrai-semblance, puisque j'en avois la Comission pour Paris, je n'avois que faire de le chercher à Paris. Je n'eut pas long-tems à le chercher à Geneve, puisque le lendemain de mon arrivée, un Citoyen fort connu me l'offrit, et avoit même eut l'imprudence de faire la même offre le jour avant au Secrétaire et Bibliothécaire de Madame la Marquise de Pompadour, et cela à mon insçu.
Je l'ai offert à Paris, j'en ai toûjours convenu, mais ç'étoit avant que de l'avoir vû, aussi marquai-je à mon ami, que je voulois bien le servir, mais que je ne voulois pas m'exposer, et que pour la plus haute fortune, je ne me mettrois pas dans le cas de déplaire à Monseig r de Lamoignon De Males Herbes, qui me faisoit la grâce de m'honorer de sa protection. (N.B. J'ai chez moi ma Lettre originale qui ne peut ni ne doit me faire aucune peine, quoiqu'elle ait été lüe pr Monseig. d'Argenson). Dès que j'eut vû le Mss. tout marché fut rompu, je l'écrivit à mon ami, et pour éviter qu'il revint à la charge, je lui marquai que cet exempe unique dans mon païs, avoit été vendu.
De là vous pouvez conclure, Monsieur, si j'ai eû et si j'ai la moindre pensée de mettre au jour un si indigne ouvrage, que le Public, et non moi, attribüe à Monsr de Voltaire. Je n'ai été chez Monsr de Voltaire qu'après en avoir été vivement sollicité par Lettres, la dernière me marquoit d'aller descendre chez lui, où j'y serois logé comodément et que je ne serois pas mécontent de mon Voyage. A mon arrivée à Geneve, Monsieur Colini, à qui je le fit savoir, vint chez moi plusieurs fois, et la dernière, il dit à mon Epouse, que si je n'allois faire visite à Monsieur de Voltaire, il viendroit chez moi quoi que malade. Je m'y déterminois donc, et si j'ai pris mon Epée les 2 fois que j'ai eût l'honneur d'aller chez Monsr de Voltaire, je n'eut jamais d'autre intention que de lui faire honneur. D'ailleurs je venois de Paris et vous savez, Monsieur, que dans cette grande ville, l'on ne peut être décemment portant ses Cheveux, sans ce meuble, qui dans d'autres endroits parroit ridicule.
Je ne me suis déterminé à déterrer celui de Geneve, que sur les préssantes sollicitations réïtérées que m'en fit Monsr de Voltaire. Ce fut lui qui m'indiqua Mle Breil dans nôtre voisinage: Que l'on interroge cette Demoiselle (devenüe voisine de mon Epouse pendant mon séjour à Paris) et l'on aprendra que jamais de ma vie je ne lui ai parlé que par un bon jour, où un bon soir. Je ne comoissois pas plus Monsieur Covelle et encore moins Mr Maubert, que je ne vis jamais, et que j'ai constamment refusé de voir après ma sortie de prison. J'ignore encore s'il est grand ou petit, rond ou quarré &c. L'on à encore dit à Monsieur vôtre frère, que ce n'étoit que l'effet de ma cupidité sans doute qui m'avoit engagé à servir Mr de Voltaire: Non, Monsieur, et c'est encore une nouvelle injure que l'on me fait: Que l'on lise mes Lettres à cet home Célèbre, et l'on y verra, que j'ai répondu sur des espérances qu'il me laissoit entrevoir de nous donner à imprimer et de nous honorér de ses conseils. J'ai constament répondu, dis-je, Que pour de bien bonnes raisons je n'entrerois en concurrence avec ceux qui imprimoit actuellement pour lui, mais que nous recevrions avec empressement les conseils qu'il voudroit bien nous donner, et sur ses offres de services réïtérées, je me déterminai à lui demander pour moi ses bons offices, auprès des personnes avec qui je ne voulois pas entrer en concurrence et voici ce qu'il me répondit, ou me fit répondre: 'Monsieur de Voltaire n'à pas pû savoir précisément quel service vous exigez de lui, attandu que vous ne vous êtes pas suffisamment expliqué. Il à crû seulement entrevoir que vous souhaitiez que les personnes avec qui vous avez eû quelques démêlés à Geneve ne vous fissent aucune peine et même vous rendissent leurs amitiez: Il vous promet solemnellement le premier article, et il croit que vous pourrés facilement obtenir le second &c. &c.'
Voilà, Monsieur, ma cupidité, et Elle est telle qu'elle ne sauroit me faire déshonneur, dans l'esprit d'un homme tel que vous, Monsieur, qui êtes la droiture et l'équité mêmes, d'autant plus que je n'avois encore alors aucun engagement par écrit avec Messrs M. M. Bousquet et Ce.
Mais Monsieur de Voltaire étoit prévenu par des gens qui ne sûrent jamais ce que c'est que de pardonner. L'on m'avoit dépeint à ses yeux, come un homme rempli d'artifices, et delà son incrédulité. Mais qui est celui qui devroit mieux connoitre les hommes, que l'home admirable qui en à si bien dévelopé les passions? J'ai été malade, j'en fai l'aveu sans honte, mais l'on à voulu que je le fus, et la faim gâte toujours l'estomach, mais ne vicie jamais le coeur. J'ai pris une forte dose d'Emétique qui m'a si fort purgé que depuis une année et demi, je suis devenu un homme nouveau qui est en parfaite santé, et qui par là gagne l'estime générale de tous ceux avec qui j'ai l'honneur de contracter des liaisons.
Je ne veux point de mal à Monsr De Voltaire, et celui que je lui voudrois ne saurois ternir son immortelle gloire. Je ne cherche point à le fléchir, parce que je ne l'ai point offensé. Offensé moi même, j'ai été puni, je lui pardonne de bien bon coeur les inquiétudes qu'il m'à causées pendant 15 heures de temps qui n'ont pas laissé que de me coûter une 20 de ff. et qui m'en auroit coûté davantage sans l'équité ordinaire de mon juste Magistrat.
La modération avec laquelle je me suis comporté chez Monsr de Voltaire à pût surprendre tous mes Compatriotes. L'on ne voit point avec plaisir violer en un Compatriote la liberté publique et les droits sacrés de l'Hospitalité, sur tout dans un païs aussi libre que le nôtre, et le Chantre de l'Immortelle Henriade, connut bien peu en ce moment la liberté qu'il venoit de chanter, sur tout envers un homme que le Public ne haït pas, malgré que l'on en puisse dire. Cette même modération est allée encore bien plus loin, j'avois dréssé moi même un Exposé de la scène arrivée chez Monsr de Voltaire le 25e Juillet, où je narrois simplement les faits sans aucune partialité. Je m'étois proposé de l'envoyer à cinqs personnes respectables par leurs noms, par leurs qualités, et qui me font la grâce de m'honorer de leurs ordres.
Mais par les Conseils de Monsieur vôtre frère, tout puissant sur moi, ces mêmes papier restent nonchalament dans mon porte feuille, et n'à été vû que de Monsieur vôtre frère dans cette ville: Il est vrai que j'en ai envoyé le précis à Lausanne, à nos Messieurs, mais je ne pouvois m'en éviter, et d'ailleurs Monsr de Voltaire en avoit écrit à Monsieur Polier de Bottens, et le lui avoit mandé tout à son avantage et ce que vous aurez peine à croire, mais ce qui n'en est pas moins certain, c'est qu'il prioit ce Pasteur de détacher Messs Bousquet et Ce de mes intérrêts, et de n'avoir plus rien à faire avec moi: Ici je m'arrête et ne fai aucune réflexion. Elles porteroit sur le vray, et elles offenseroit, et c'est ce que je veux éviter.
J'ai entendu raconter mon Histoire avec Monsr de Voltaire, à l'auberge et au Caffé, et j'ai poussé la discrétion, jusqu'à en rire sans me faire connoitre. Je partirois constament de ce principe, si je pouvois être assuré que Monsr de Voltaire n'eusse pas écrit à Paris, ce qui est moralement impossible que je puisse me flatter qui ne l'ai pas fait, j'apprendrois avec bien du plaisir qu'il m'eût imité, et ce seroit un grand service que vous me rendriez, Monsieur, si vous daignez m'en assurer, où par mon Epouse, où en 2 lignes à l'addresse de Mr Sibié, Libraire à Marseille, chez qui je ferai quelques séjours.
Personne ne cherche moins que moi à se mettre sous les yeux du Public, mon interrêt y étoit contraire; lorsque l'on dira que je n'ai eut aucune éducation, et que je n'ai fait aucune étude, l'on dira vray, mais tout au moins l'on ne m'ôtera pas la faculté de raisonner, que l'on accorde même à tous les êtres raisomables. C'est assés vous ennuyer, Monsieur, il me reste à vous suplier de représenter à Monsieur de Voltaire, que j'ai moins de tort qui ne l'a d'abord crû, que je le prie de considérer que n'étant point home de Lettres, je l'invite à donner des bornes à son ressentiment. Il n'est aucune chose que je ne fit pour gagner son amitié, j'entends de ces choses que l'honneur permet, et il n'en éxigeroit pas d'autres, sur tout sous vôtre Médiation.
J'ai aussi beaucoup perdu à ce que les papiers qui étoient dans ma Malle, n'ont pas été examinés en détails, parce que l'on y auroit veu ce que produit dans mon Coeur le zèle ardent que j'ai pour ma Patrie, zèle qui ne se démentira jamais, qui prend tous les jours des nouvelles forces, malgré la dureté avec laquelle elle me traite.
Unique et dernière grâce à vous demander, Monsieur, c'est le pardon de la Liberté que j'ai pris de vous écrire, mais les Homes vertueux trouvèrent-ils jamais mauvais, que l'on se justifia à leurs yeux, et les Pères Conscripts ne fermèrent jamais les Oreilles à la justification de leurs Clients.
J'ai l'honneur d'être avec une Respectueuse soumission et un Dévoüement sincère à vos volontez
Monsieur
Vôtre Très Humble et Très Obéïssant serviteur
François Grasset
à Lyon le 16e aoust 1755
Déclaration Libre, volontaire et publique que fait au Public le soussigné; et dont je désirerois l'Enregistrement chez un notaire, si vous croyez, Monsieur, que la chose soit nécessaire, m'en remettant avec soumission à vôtre Décision.
Moi soussigné Certifie et Déclare à tous les Hommes répandus sur la surface de la Terre, que je n'ai jamais imprimé, fait imprimer, ni favorisé l'impression d'aucun Ouvrage, où la Religion, les Rois, Princes, Magistrats et les moeurs ait pût être offensés. Que jamais je n'ai pensé à l'impression d'un Ouvrage intitulé la Pucelle, sur tout depuis que j'en ai lû les deux premières Lignes. Que je regarde comme indigne de porter le nom de Chrétien, tous Libraires où Imprimeurs, où autres, qui par une basse cupidité se laisseroit aller à la publication de cet Ouvrage, le seul soupçon devenant pour moi la plus grande injure que l'on puisse me faire: En foi de quoi j'ai signé cette Volontaire et libre Déclaration, en la meilleure forme que faire se peut.
François Grasset