1755-07-28, de François Grasset à Marc Michel Bousquet.

Messieurs,

J'ai l'honneur de répondre à la Lettre que vous avez pris la peine de m'écrire le 24e ct.
J'ai fait bonne Lecture des Lettres que vous y aviez joint mais je n'ai encore rien pût écrire, veu que les Vents contraires ont retenu jusqu'à ces jour et le Ballot S. et ma Malle où est mon Carnet: Dans l'espérance où je suis qu'en fin êlle arrivera aujourd'huy où demain, je vous renvoyerai au plus tard Vendredy vos Lettres originales, après avoir fait le nécésse sans rien négliger, soyez en bien sûr.

Vous m'auriez fait plaisir en joignant à vos Lettres le Catal. du sr Haak parce qu'alors j'aurois mis les Titres des Livres du Change, sur mon Carnet avec plus de clarté, si cela se peut faites le encore s. v. p. et je vous le renvoyerai: Au reste ce dernier Change ne gâtera pas la sauce, et sans doute les Imortels ouvrages de Mr de Haller continueront à vous donner du succulent.

Je verrai le libraire d'Avignon, s'il est sûr come je le souhaite, nous travaillerons ensemble; mais ce ne sera qu'après les plus sévères et secrettes informations &c.

Tout vâ à merveille dans ce que vous marquez au sûjet de Mr J. H. Bruysset, je vous suis fort obligé de ce que vous avez fait à ce sûjet: Vous sérés toûjours bien le maitre Monsieur Bousquet d'y prendre part, sur ma portion; sans être aussi savant que Mr Bruysset ni d'autres, je ne le cède en quoi que ce soit à personne du côté de la reconnoissance, quant on ne l'ap͞ésantit point trop. Il faut ce me semble dans les affaires un concours mutuels de volontés, un ressort cassé en dérange la machine, et puis qu'actuellement êlle fait toutes ses fonctions, tenons nous en là, je me tiendrai sur mes gardes, pour n'y donner nulle atteinte. Dès que j'aurai mon Carnet, je vous envoyerai sans balancer, mon Compte courant avec Messrs Sylvestre et Grand.

Monsr Ant. Philibert ayant mis sous Presse mes Loisirs, il à acquis les 24. Rames de papr de son Imprimeur Gallay, il est inutile d'aller en France y chercher le bon goût pour les formats.

Les Livres partis par le Coche Dimanche passé, ne me parviendront que ce matin, vous en êtes crédité d'avance, ainsi qu'il est juste et débité des 200lt qu'à payé le sr Raymond au Sr Sibié de Marseille, vous étans fort obligez Messieurs des Lignes que vous m'avez fait transcrire au bas de vre Lettre. Je ne pourrai forcer le sr Rigaud à faire des affaires s'il ne le veut pas, il est quelque fois dangereux de faire tant le rétif, quant on n'offre que du bon, quelques concurrents pourront profiter de cette réticence, et que vous importe, pourvû que l'argent viennent.

Mille Remerciements encore sur le conseil que vous me donnés sur ma santé, les vôtres seront inaltérables, quand êlles dépendront de mes voeux Les plus sincères. Il est tems de passer à une chose qui aura pû vous donner quelques inquiétudes, c'est mon démélé avec Mr de Voltaire, et les suites heureuses qu'elle à occasionée dont je dois rendre grâces à Dieu, tous les jours de ma Vie.

J'arrivai Dimanche au soir, ainsi que j'ai eus l'honneur de vous le marquer par ma précédente, et dès lors soit préssentiment je fus moins empressé à faire ma Visite à Mr de Voltaire, quoi que Monsr le Premier me l'eût conseillé de même que Mr Aug. Girod et plusieurs autres personnes: Ledit Sr de Voltaire m'envoya plusieurs Messages, et enfin Mercredi son sécretaire vint et dit à mon Epouse que l'on viendroit me chercher en Carosse si je le souhaitois, qui lui répondit que je ne manquerois pas d'y aller à pié le lendemain Jeudy: J'y fus éffectivement sur les midi et fut reçu à merveille. Après les premiers Complimens et offres de rafraichissemens, ses premières questions furent sur la Pucelle: Je lui répondis fort simplement que jamais je ne l'avois eüe en mon pouvoir, et que je lui confirmois de vives voix tout ce que je lui avois écrit; Que jamais je n'imprimerois ce Livre, ni n'en favoriserois l'impréssion: Que j'avois ouït dire que son contenu étoit rempli d'Impiétés, et que dès lors j'y renonçois d'autant plus que je trouvois une occasion favorable à obliger un home Célèbre come lui, il me dit là dessus plusieurs choses obligeantes, et me fit plusieurs offres de services, et enfin je prennois congé de lui lorsqu'il me dit: Mr Grasset il ne faut pas me rendre service à demi vous pouvez me le rendre tout entier: Une Dlle nomée De Brail m'est venu offrir un exempe de ce Mss. Elle demeure dans vr͞e Voisinage; je vous prie de vous en informer. Je lui répondis fort simplement (ainsi que je l'ai fait à Monsr l'Auditeur Grenus et à Messieurs les quatre sindics dans la Visitte de remerciemens que je leurs ai faitte sur la justice qu'ils m'ont rendüe) qu'apartenant à une société qui me payoit je ne pouvois sans manquer à mon devoir, m'occuper à autre chose que de ce qui étoit rélatif à ses intérrets et que méme dans ces mêmes momens j'avois une Lettre à répondre. Il renouvella ses Instances, se chargea du soin de vous écrire si je l'exigeois pour m'excuser auprès de vous. Il persista aux fins qui ne me laissa point aller que je ne lui eus promis de m'informer de ce dont il étoit question, et me fit promettre de revenir diner le lendemain vendredy: Je lui tint parole, je fus à mon arrivée en ville chez cette Dlle qui m'indiqua une personne vers Rive qui avoit éffectivt ce Manuscrit, qui me remit au lendemain à 8h du matin: Il me fit voir cette Infamie, j'en lus le 14e Chant: Imaginés vous tout ce que la perversité d'un Athée peut enfanter de plus malin, tout ce que la pudeur peut avoir de plus libre, et cependt vous ne vous en ferez qu'une très faible représentation. J'en demandai le prix, 50 louïs me dit-on, j'en demandai une douze de Lignes. L'on me les accorda et même 17. Je fis plus, je demandai à cette personne, si dans le cas où Mr de Voltaire seroit dans le cas d'acheter cette Pièce si l'on se feroit une peine de la lui vendre: On me répondit que Non, que moyennant qu'on en donna 50 Louïs, il étoit égal par qui êlle fût achetée: Que cet exemplaire provent d'une Copie que Mr de Voltaire avoit vendu 100 Louïs au Prince Royal de Prusse, et que l'ayans donnée à Copier à un secrétaire infidelle, celui ci en avoit fait une copie pour lui, et l'avois vendüe au possesseur Actuel 100 Ducats: Je relus les 17 Lignes que l'on m'avoit remises à la prière de Mr de Voltaire qui m'en avoit chargé pour établir la certitude et l'existence de cette pièce, êlles étoient très mal ortographiées et il y avoit un mot sauté qui dérangeoit la cadence d'un Vers, je recopiai de ma Main sur l'original le plus correctement qu'il me fut possible, je vint chez moi et en fit une seconde Copie que je vous destinois, sans autre vüe que celle de vous convaincre de l'impiété de cette pièce: Je fut chez Mr de Voltaire, avec mon Epée au côté, ainsi que la 1e fois, je lui dis que je n'avois que trop bien réüssit, que j'avois 17 Lignes en poche; mais qu'étant écritte de ma main, j'exigeois sa parole d'honneur qu'il me les rendroit, qu'il pourroit les faire Copier, après quoi nous jetterions au feu l'Original écrit de ma main, il me le promit et me donna sa parole d'honneur que j'avois éxigée, mais je connoissois peu l'home à qui j'avois affaire: Il lût et ses yeux prouvoit l'Altération qui se passoit au dedans de lui: Inquiet et hors de lui il me fit plusieurs questions, je lui dit que j'étois fâché de l'inquiétude où cette lecture le mettoit: Il parrut se tranquiliser et m'invita avec toutes les instances possibles à diner avec lui, je lui répondis que j'avois diné et même prit le Caffé, qu'ayant peu de séjour à faire à Geneve mes affaires m'y apeloient: Nouvelles instances de sa part pour rester tout au moins au dessert, je le promit, je fis quelques tours dans son jardin et dans un sallon où l'on travaille à un Théâtre pour jouer ou représenter la Comédie, l'on vint me demander de la part de Monsr de Voltaire, je passai dans son apartement où je trouvai ledit sr à Table, avec sa Nièce, et Monsr Cathala. Il me fit placer au haut bout, but à ma santé, j'y répondit, parla beaucoup de cet ouvrage que l'on lui attribuoit, le Trio eût grand soin de le rassurer sur ce que les Vers étoient mauvais, et que par là le Public ne se laisseroient pas tromper. Il paraissoit avaler doucement l'encens que cela occasionoit, mais sa Nièce ayans dit Il est vrai Mon Ange, mon Coeur, mon Cher Oncle que tu as travaillé autrefois à un Ouvrage intitulé la Pucelle (et mélant le toi et le vous) et que vous en avez fait présent à trois Seigneurs de vos Amis, qui sont des personnes bien sûres.

Le Visage Ethique de Mr de Voltaire s'enflamma, ses yeux paroissoient sortir de leurs Orbites, et le Chantre de L'Imortelle Henriade prononça cet Oracle:

Taisés vous, dit il à sa nièce, vous ne savez ce que vous dites, taisés vous, vous dis je.Il se leva de Table en me disant que je lui ferois plaisir de venir diner chez lui le lendemain et sur tout si je lui aportois encore quelques vers, je le lui promis, bien intentiomé que ce seroit là n͞e dernière entre vüe, et lui demandai le papier que je lui avois remis. Il me dit que cela ne se pouvoit pas, qu'il n'avoit personne qui pût faire cette Copie: Monsr Cathala offrit sa main qui fut refusée, dès lors je vis que j'avois affaire à un fourbe, je lui dis fort naïvement que manquant à sa parole d'honneur qu'il m'avoit donnée de me rendre mon papier, je me croiois dispensé de le servir davantage, et que j'étois son Très Humble serviteur. Je lui tournai le dos et m'en revenoit en Ville, lors que Monsr Cathala, Marchand Toilier, me courut après fort avant dans le chemin, en criant Mr Grasset, Mr G., Mr G. revenés, il y a un mal entendu de Mr de Voltaire à vous, il veut bien vous rendre vôtre papier, il a crû seulement que vous ne vouliez point qu'il en tira copie. Je revins avec le dit sieur dans l'ap͞artement de Mr de Voltaire, qui persista à garder le papier et s'ap͞rochant de moi, me prit au Colet, et me dit, Rend moi ce Msst, tu l'às, c'est toi qui en est l'autheur, c'est toi qui l'às composé. Je conservai ma Tête et mêlant l'indignation avec la pitié, j'ôtai sans peine sa main d'où êlle étoit placée en même tems qu'un bras passé par derrière empéchoit que son Corps chancelant ne tomba: Il frap͞a du pié et bientôt une douze de domestiques accourent, barricadent la porte et les voyant armés de bâtons, je ne gardai plus de ménagemens et me débarassant avec force de Mr Cathala et de Mlle Denyse, je mis l'Epée à la main et sautant de côté, je m'emparai de la porte du sallon qui donnoit sur le Jardin, je lui addressai la parole, et je lui dis, fourbe je te fais grâce de la vie, quoi que je ferois peut-être une bonne Action que de purger la Terre d'un Monstre tel que toi, tu connois bien peu la Liberté que tu viens de chanter, mais réfléchissant que je pouvois être pris par derrière, je fis ma retraite toûjours l'Epée à la main, dans le tems que l'on se préparoit à me couper. Je contins les plus hardis, et leurs dit que come je ne demandois pas quartier, je n'en ferois aucun, je m'adossai à un Oranger, ils se retirèrent et je fis ma retraite, et il n'y eu besoin d'aucun Chariot pour emporter ni les morts ni les bléssés. Je fus de là chez Mr le Premier à sa Campagne de laquelle je n'étois qu'à deux pas, je le manquai de quelques instants, je racontai à son Epouse et à ses filles qui s'y trouvèrent, ce qui venoît de se passer; j'étois encore émut de la scène qui venoit d'arriver; Ces Dames me reçurent fort bien, et me conseillèrent d'aller à Monsr le Premier le soir dûdit jour, et de lui raconter ce qui s'étoit passé, qu'au surplus il ne pouvoit rien m'en arriver puisque ç'étoit moi qui étoit dans le cas de la plainte.
A mon entrée sur les Ponts de Cornavin, je rencontrai plusieurs Marchands, qui me firent rebrousser chemins, et me menèrent à leur Cercle aux Paquis où l'on avoit préparé un grand goûté, et come l'un d'eux savoit que j'étoit allé faire visitte à Mr de Voltaire, et voyant le silence que je tenois, il conjectura qu'il s'étoit passé quelques scènes désagréables. Je n'en fit plus mistère, je racontai la chose fort simplement, et le soir je rentrai en Ville avec les dits srs. Je soupai chez moi et après souper je fus chez Monsr le Premier, qui soupoit chez Mr Tronchin Boissier, j'attendis jusques à x heure mais n'étant pas hors de Table, je renvoyai ma Visitte au lendemain matin. J'ignorois que Mr de Voltaire eût été assés hardis pour être venu sur le champ en ville, et que de concert avec mon cher frère de lait et mon Compère, ils seroient allés chez Monsr le Résident de France, et Messr les 4 sindics, et auroient porté leurs plaintes avec les plus noires couleurs, en disant que j'étois allé chez Mr de Voltaire et que je l'avois menacé de le tuer, s'il n'achetoit le Manuscrit &c.
Je revenois fort tranquilement avec mon Epouse, lors que mes amis me cherchoient de tous côtés pour me faire évader. Ma bonne étoile fit que pas un ne me rencontra. Les dégrés de la Maison étoient remplis d'Huissiers, et à mon aparition l'un qui gardoit la porte de la rüe, me demanda si je n'étois pas le Sr Grasset, je lui répondit que ouï et me saisissant il ap͞elle ses Camarades, et tous me tienne par quelques endroit: Je demande d'être conduit à Mr le Premier mais en vain, je fus mené à la grande garde, l'on ferme les portes, l'on double les sentinelles et l'on me garde à vüe — L'on court chez Mr l'Auditeur Grenus, il vient, me demande mes papiers, mes Clés, je persiste à être conduit à Mr le Premier, il me déclare qu'étant arrêtés à l'instance de Messr les sindics et de Mr le Résident de France il me plaint et me conduit en prison, pr la 1e fois de ma vie. L'on m'ôte mon argent, ma montre, mon cachet et généralement tout ce que l'on ôte aux grands Criminels, l'on me met en Chambre close avec deffense de me laisser parler à personne. Il étoit Vendredy soir à Minuit lors qu'on me laissa seul abandonné aux plus sinistres réflexions: Je ne vis plus personne, je ne fut point entendu: et enfin le samedy à 5 heures du soir, l'on m'annonça que Mr le Lieutenant et le secrétaire de la justice étoit en bas pour m'entendre, je descendit et voici mot à mot ce qu'il me fut dit.

'Mr
Le Magnifique Conseil a été assemblé jusques à 3 heures à vr͞e sûjet et vos papiers éxaminés vous ont fait beaucoup d'honneur: Je suis charmé que le Magnifque Conseil m'ait chargé du soin de venir vous délibérer; à quoi je satisfait avec plaisir: Continués à perfectionner vos Talens et à dire toûjours vrai, rien ne s'op͞ose à vre Etablissement ici, lorsque vous le requerrés modestement et que vous vous conduirez de même; Messr Cramer ne vous peuvent rien ni à présent ni dans tous les tems, en vertu de la quittance que le Magnque Conseil à veue. L'on vous rend tous vos papiers quels qu'ils soyent, et l'on vous garde le secret sur leurs contenu: L'on garde la Copie des 17 lignes que vous avez remise hier à Mr de Voltaire, et l'on vous blâme de l'avoir gardée, L'on est satisfait de la conduite que vous avés tenüe dans cette affaire, mais pour bien bonnes raisons on vous déffend de porter vre Epée pendant le séjour que vous ferés ici, cela étant contraire à l'usage: Pour diminuer les fraix de votre Emprisonnement, l'Ecrou sera rayé et biffé, vous sortirés come soldat, et vous ne payerez aucun fraix de transport d'auditeurs. Adieu Monsieur, vous êtes libre, et suis bien fâché de l'inquiétude que cela à put vous causer.'

Midi va sonner, mes Réflexions sur cette affaire vous parviendront par 1er Courier, j'ai l'honneur d'être très parfaitement
Messieurs Votre Très Humble et Obeïssant Serviteur

F. Grasset