1755-03-04, de Élie Bertrand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Puis que mes observations sur l'histoire helvétique ne vous ont point déplu, Monsieur, glorieux de votre approbation j'en hazarderai encore quelques unes.
Les Etrangers, qui n'entendent pas la langue allemande, ne peuvent qu'avoir bien des préjugés sur un pays, dont nous n'avons aucune histoire complette et éxacte en françois. En général la nation a plus agi qu'écrit; les Héros n'y sont pas rares, les grands Historiens sont encore à désirer. Il n'y a point de récompense et beaucoup de péril à l'essayer: opus alea plenum. Mr de Wattewille, Bailli de Nidau, vient de publier l'histoire de nos révolutions, ou de la confédération des Suisses. La vérité fait l'attribut essentiel de cet ouvrage, où l'on souhaiteroit plus de détail.

Lors qu'au commencement du XIVe siècle les Suisses chassèrent les Gouverneurs Autrichiens, on ne doit point les envisager comme des sujets rebelles, qui s'arment contre leur souverain, et dont le succès a légitimé l'entreprise. Il y avoit dans l'Helvétie avant la confédération des villes libres, Zurich, Berne, Soleure, Basle et Schaffhausen, et tout le pays avoit ses privilèges. Ils ont pû chasser des Gouverneurs qui vouloient attenter à leur liberté et enlever leurs privilèges. La Noblesse s'est unie aux Citoyens des villes et aux Paysans de la campagne pour sécouer un joug, qu'on vouloit leur imposer et qu'ils n'avoient jamais porté. Le concert et la modération ont également brillé dans cette révolution.

Les peaux de mouton arrêtées ne furent point le prétexte de la guerre de Bourgogne, comme vous le dites, Monsieur, moins encore la cause, comme Commines l'assûre. Elle avoit déjà commencé lors qu'on enleva ces deux chariots de cuir, qui venoient de Nuremberg. Les véritables causes de cette guerre furent l'alliance des Suisses avec la maison d'Autriche, jusqu'alors ennemi de la nation, d'où elle tiroit son origine, les sollicitations de l'Empereur, le mécontentement des pays hypothéqués par le Duc Sigismond d'Autriche au Duc Charles de Bourgogne, les discours hauts et peu mésurés de ce Prince téméraire, sur tout l'habileté de Louïs XI et ses promesses.

Nos Chroniques font l'énumération de cinquante Comtes, de cent cinquante Barons et de plus de mille familles de Chevaillers, d'Ecuyers, ou de Gentilshommes, qui fleurissoyent dans l'Helvétie au temps de la confédération. Je pourrois fournir une liste de plus de 250 familles nobles de Berne éteintes depuis ces temps-là. Il y a encore plusieurs de ces familles anciennes dans les Cantons démocratiques et dans les Cantons aristocratiques. Plusieurs maisons illustres d'Allemagne se font honneur de tirer leur origine de cette noblesse helvétique. Le Baron de Bubenberg, de Spietz, Avoyer de Berne, l'un des Députés envoyés à Charles avoit été élevé avec beaucoup de distinction à la Cour du Duc Philippe de Bourgogne; Et ce Prince s'étoit rendu en personne à Berne et à Soleure pour faire alliance avec ces villes.

Les Suisses, dites-vous, Monsieur, avoyent vendu jusqu'à leur sang et leur bonne foi, en livrant Louïs le Maure. Voici le fait. Le Baillif de Dijon, français de nation, connu par ses négociations, corrompt par argent et par diverses promesses un nommé Furman du Canton d'Ury, qui, en passant auprès de Louïs le Maure, le fait connoitre par un signe convenu. Le Baillif en arrêtant ce Prince infortuné eut la dureté de lui donner des coups. Quel est le plus coupable, le corrupteur ou celui qui fut séduit par des promesses, qu'on ne remplit point? Le français fut récompensé, le Suisse, en horreur à ses Compatriotes, n'osa point reparoître d'abord chez lui. Deux ans après, s'étant hazardé d'y revenir, dans l'espérance qu'on auroit oublié son crime, il fut saisi, emprisonné, son procès lui fut fait et il perdit la vie sur un échafaut.

Je souhaiterois encore, Monsieur, que vous fissiez plus d'attention aux lettres de Henry IV aux Suisses. Elles prouvent qu'ils ont contribué et par leur valeur et par leur argentà mettre la couronne sur la tête de votre Héros. Cette nation fidelle et courageuse n'auroit-elle donc pas mérité une petite place, mais honorable, dans votre Henriade, ouvrage immortel, et qui doit par là-même consacrer les services d'Alliés aussi généreux? Vous ne nous avez pas oublié dans votre poëme de Fontenoi.

Nos antiques amis et nos concitoyens.

Nous sommes en effet amis depuis 1470 et concitoyens depuis 1481. Nous étions à lieu de prouver plus éficacément notre amitié à Henry IV qu'à Louis XI. L'un avoit besoin de nous, l'autre auroit pû s'en passer.

Je ne sai pas si Louis XI a jamais voulu sincèremt partager la Franche-Comté avec les Suisses; mais il est certain qu'il le leur a offert. Au commencement de 1477, Les Députés de cette Province s'étoient rendus à Berne, ayant à leur tête l'Archevêque de Besançon; Ils proposèrent aux Suisses de se soumettre à eux comme sujets, en réservant leurs privilèges, ou de faire avec eux alliance perpétuelle. Berne vouloit qu'on accepta le prémier parti. Les autres Suisses opinèrent pour une paix perpétuelle moyennant 150,000 florins que cette Province devoit payer aux confédérés. Les Franc-Comtois ne remplirent point ce traité. L'année suivante, le Roi de France offrit aux Suisses, assemblés en diette, de partager avec eux la Comté, ou d'augmenter la somme qu'il leur avoit déjà offerte, pour acheter les droits, qu'ils avoient sur cette province. Les Suisses jusqu'alors fidelles et désintéressés rejettèrent ces deux propositions et demandèrent au Roi qu'il renonça à ses entreprises sur un pays, devenu leur Allié. J'avouë qu'ils ne se soutinrent pas dans cette conduitte équitable. Au mois de 7bre 1479, après bien des négociations, dans une diette tenuë à Lucerne, ils cédèrent enfin leurs prétentions pour la somme de 200,000 florins. L'année suivante l'alliance avec la France fut ratifiée par toute la nation Suisse. Ils donnèrent 6000 hommes. Ce sont les prémières troupes réglées que la France ait entretenuës.

J'espère, Monsieur, que notre climat vous plaira assés pour ne pas regarder désormais notre ciel comme plus triste qu'un autre, et que notre terrain vous paroîtra assés fertile pour ne devoir pas être appellé, pierreux et ingrat.

Ce que je désire sur tout c'est que Vous jouïssiez, Monsieur, parmi nous du repos que vous cherchez, de la santé dont vous avez besoin, de la considération que vous méritez et qu'au milieu de la foule des admirateurs qui vous environnent vous daigniez distinguer celui qui se fait gloire de se distinguer par la haute estime qu'il a pour vous, et qui se fait un plaisir de vous en assurer.

Bertrand