à Prangin près de Nyon pays de Vaud [c. 30 January 1755]
Mon cher et respectable ami j'ay reçu votre lettre du 27 décembre et touttes vos lettres en leur temps.
Toutte lettre arrive, et Lambert se moque du monde. Malgré les douleurs intolérables d'un rumatisme gouteux qui me tient perclus, j'ay songé dans les petits intervales de mes maux à cette tragédie en trois actes que je n'ay pas l'esprit de faire en cinq. J'y ay retranché, j'y ay ajouté, j'y ay corrigé. J'ay tellement apuyé sur les raisons du party que prend Idamé de préférer sa mort et celle de son mari à l'amour de Gingiskan, ces raisons sont si clairement fondées sur l'expiation qu'elle croit devoir faire de la faiblesse d'avoir acusé son mari, ces raisons sont si justes et si naturelles, qu'elles éloignent absolument touttes les allusions ridicules que la malignité est toujours prête à trouver. Je ne crains donc que les trois actes, mais je craindrais les cinq bien davantage. Ils seraient froids, il ne faut demander ny d'un sujet ny d'un autheur que ce qu'ils peuvent donner.
J'aimerai jusqu'au dernier moment les arts que vous aimez, mais comment les cultiver avec succez au milieu de tous les maux que la nature et la fortune peuvent faire?
Mandez moy comment je dois vous adresser le troisième acte que j'ay arondi et que j'ay tâché de rendre un peu moins indigne de vos bontez.
Je vous demande pardon de vous avoir importuné de lettres pour Lambert, mais en vérité cet homme est bien irrégulier dans ses procédez, et je vous demande en grâce de luy faire recommander la vertu de l'exactitude.
Mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis se voüe au désert avec un grand courage. Elle vous fait les plus tendres compliments.
V.