A Prangin 6 février [1755]
Mon cher ange puisque dieu vous bénit au point de vous faire aimer toujours le spectacle à la folie, je m'occupe à vous servir dans votre passion.
Je vous enverrai les cinq actes de nos chinois; vous aurez icy les trois autres, et vous jugerez entre ces deux façons; pour moy je pense que la pièce en cinq actes étant la même pour tout l'essentiel que la pièce en trois, le grand danger est que les trois actes soient étranglez, et les cinq trop allongez, et je cours risque de tomber, soit en allant trop vite soit en marchant trop doucement. Vous en jugerez quand vous aurez sous les yeux les deux pièces de comparaison.
Ce n'est pas tout. Vous aurez encor quelque autre chose à quoy vous ne vous attendez pas. J'y joindrai aussi les 4 derniers chants de cette pucelle pour qui on m'a tant fait trembler.
Je voudrais qu'on pût retirer des mains de mademoiselle Dutill ce 9ème chant de l'âne qui est intolérable; on luy donnerait cinq chants pour un. Elle y gagnerait puisqu'elle aime à posséder des manuscrits, et je serais délivré de la crainte de voir paraitre à sa mort L'ouvrage défiguré. Ne pouriez vous pas luy proposer ce marché quand je vous aurai fait tenir les derniers chants? Vous voyez que je ne suis pas médiocrement occupé dans ma retraitte. Cette histoire prétendue universelle est encor un fardau qu'on m'a imposé. Il faut la rendre digne du public éclairé. Cette histoire telle qu'on l'a imprimée, n'est qu'une nouvelle calomnie contre moy. C'est un tissu de sottises publiées par l'ignorance, et par l'avidité. On m'a mutilé, et je veux paraître avec tous mes membres.
Une apoplexie a puni Royer d'avoir défiguré mes vers, c'est à moy àprésent d'avoir soin de ma prose.
Mais que direz vous mon cher et respectable amy de ce Lambert qui prive made Denis de ses hardes, et moy de mes livres! Il a la hardiesse de m'écrire qu'enfin il a remis le 16 janvier au carosse de Bezançon à l'adresse de M. Fleur mon ballot avec une lettre d'avis et mr Fleur me mande du 29 janvier au soir qu'il n'a reçu ny lettre ny ballot. Ce misérable m'a trompé sur le 16 janvier comme sur le 16 décembre. Pour Dieu ayez encor la bonté de le faire au moins rougir quand vous irez à ce téâtre allobrogé où L'on a cru jouer le triumvirat. Nos Suisses parlent français plus purement que Cicéron et Octave.
Je vous supplie en cas que Lambert réimprime le Siècle de Louis 14 de luy bien recommander de retrancher le petit concile, j'ay promis à M. le cardinal votre oncle de faire toujours supprimer cette épithète de petit; quoy que la plus part des écrivains ecclésiastiques donnent ce nom aux conciles provinciaux je voudrais donner à M. le cardinal de Tensin une marque plus forte de mon respect pour sa personne, et de mon attachement pour sa famille. Adieu, il y a deux solitaires dans les Alpes qui vous aiment bien tendrement.
Je reçois votre lettre du 30 janvier. Ce qu'on dit de Berlin est exagéré, mais en quoy on se trompe fort c'est dans l'idée qu'on a que j'en serais mieux reçu à Paris. Pour moy je ne songe qu'à la Chine, et un peu aux côtes de Coromandel, car si Dupleix est roy je suis presque ruiné. Le Gange et le fleuve jaune m'occupent sur les bords du lac Leman où je me meurs.
Toutte adresse est bonne, tout va.