à Prangin 23 janvier 1755
Monsieur,
Je me conformerai à vos vues avec d'autant plus de plaisir qu'elles me mettront à portée d'être dans une correspondance plus vive avec Monsieur votre frére.
Il aura la bonté de payer Mr. Marc Chapuis, et les autres pour votre compte, puisque vous le voulez bien régler ainsi.
J'ai fait un petit tour à Genêve: plus je vois les Tronchins, et plus j'ai envie de me rapprocher d'eux. Mon corps et mon esprit y gagneraient beaucoup. Je vis il y a quelques jours auprès de Genêve une maison de compagne appartenante à Mr. Mallet: c'est le palais d'un philosophe avec les jardins d'Epicure: c'est une retraite délicieuse; et je pense qu'elle vous conviendrait un jour, car il est impossible que l'envie ne vous prenne de vous retirer dans le sein d'une famille si aimable. Vous savez combien il est difficile à un étranger, et à un bon catholique comme moi, de faire des acquisitions chez le peuple de Dieu. Monsieur votre frère le Conseiller d'Etat m'a fait entrevoir que je pourais être votre Concierge jusqu'à ma mort. Vous achèteriez ce terrein avec l'argent que je vous fournirais. J'en ai offert quatre-vingt-mille livres de France: on pourait aller jusqu'à quatre-vingt-dix. Vous pouriez rembourser à ma mort cinquante à soixante-mille livres à Madame Denis ma nièce; moyennant quoi vous seriez pour soixante-mille livres propriétaire d'une maison admirable que vous pouriez revendre beaucoup plus cher. Comme je ne peux donner de cette maison que quatre-vingt-mille livres, attendu les arrangements de ma fortune, et les pertes que j'ai faites à Cadix, peut-être seriez-vous bien aise de donner dix-mille francs pour cette acquisition, les quelles dix-mille livres vous retiendrez à ma mort, et vous payeriez alors dix-mille livres de moins à ma nièce. Monsieur votre frère, qui entend mieux que moi cette affaire, ainsi que toutes les affaires, vous mettra bien plus au fait, et vous pourez aisément l'un et l'autre trouver les facilités et les convenances qui échappent à un étranger.
J'ai eu l'honneur de vous écrire touchant un petit carosse à l'italienne qui est peut-être encor à vendre à Lyon chez Bertrand le sellier. Si vous en trouvez le prix raisonnable, un voiturier pourait fort bien le conduire avec deux chevaux jusqu'à Genêve, couvert de toile cirée, ou quelque voyageur serait bien aise de trouver cette commodité, ou enfin s'il se trouvait deux bons chevaux de hazard à Lyon, vous auriez la bonté de m'envoyer à la fois les chevaux et le carosse. Ainsi en maison, en équipage, en argent placé je vous aurais toutes les obligations possibles: mais je vous en ai bien plus de la bienveillance que vous avez pour moi, vous et toute votre famille, à la quelle je suis tendrement attaché.
J'envoïe cette lêttre à Monsieur vôtre frère. Il rédigera mes idées, il verra si elles sont praticables, en tout cas il n'y aura que du papier de perdu. On me propose d'ailleurs d'autres marchés et il n'y en a aucun qui ne me plaise pourvu qu'il m'approche de vôtre famille.
J'ai toujours oublié, Monsieur, de vous demander si vous aviez reçu la veille de mon départ, une caisse fort légère, longue et platte, contenant quelques habits chargés d'oripau. Ce sont des vanités de la Cour des Rois qui ne conviennent point à la simplicité de votre pays, et à ma philosophie. Je présume que le porteur du Palais Royal à qui je confiai ces guenilles dorées, les aura portées chez vous.
Je suis du meilleur de mon cœur monsieur
Votre très humble et très obéisst serviteur
Voltaire
Depuis ma lettre écritte on me propose à Cologni la maison de made Galatin. On en veut cent vingt quatre mille livres, de France. Il y a dix sept mille livres de lots et ventes et de frais. Elle raporte environ trois mille livres.
La maison de mr Mallet coûterait 90mlt tous frais faits. Je pourais vous faire à peu près la même proposition pour Cologni que pour la maison Mallet, mais je n'en fais aucune. Je vous dis seulement ce qui m'a passé par la tête.