1755-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je vous souhaitte monseigneur la continuation durable de tout ce que la nature vous a prodigué.
Je vous souhaitte des jours aussi longs qu'ils sont brillants; et je ne me souhaitte à moy chétif que la consolation de vous revoir encore. Il fallait pour arriver icy m'y prendre un peu de bonne heure. Le mont Jura est couvert de neige au mois de janvier et vous savez que je ne pouvais demeurer dans une ville où l'homme le plus considérable n'avait pas seulement daigné me recevoir avec bonté, mais avait encor publié son peu de bienveillance. Je suis loin de me repentir d'un voiage qui m'a procuré le bonheur de vous retrouver, bonheur trop court pour moy après le quel je soupirais depuis si longtemps. J'ose espérer qu'on ne m'enviera pas la solitude que j'ay choisie, et qu'on trouvera bon que je ne la quitte que pour vous faire encor ma cour quand vous reviendrez dans votre royaume. Vous savez que j'ay toujours envisagé la retraitte comme le port où il faut se réfugier après les orages de cette vie, vous savez que je vous aurais demandé la permission de finir mes jours à Richelieu s'il eût été dans la nature d'un grand seigneur de France de pouvoir vivre sans dégoust dans son propre palais. Mais votre destinée vous arrête à la cour pour toute votre vie.

Un homme tel que vous jamais ne s'en détache,
Il n'est point de retraitte ou d'ombre qui le cache,
Et si du souverain la faveur n'est pour luy,
Il faut ou qu'il trébuche ou qu'il cherche un appuy.

Ce sont des vers de Corneille que vous me citiez autrefois, et que sans doute vous vous rappellez encore. Appellez moy du fonds de mon azile quand il vous plaira, et tant que j'aurai des forces je viendray encor jouir du plaisir de vous renouveller le tendre respect et l'inviolable attachement que j'ay pour vous. On ne dira pas que je n'aime point ma patrie, puisque celuy qui luy fait le plus d'honneur est celuy qui peut tout sur moy.

Madame Denis partage mes sentiments et vous présente les mêmes hommages. Elle parait bien ferme dans La résolution de supporter ma solitude. Les femmes ont plus de courage qu'on ne croit.

Quand vous aurez quelques ordres à me donner vous pourrez les adresser à mr Tronchin banquier à Lyon.