1754-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Il est beau quand on tient des états d'entrer dans les misères de ceux qu'on daigne aimer, et même de les deviner.
Il est très vrai monseigneur qu'il était fort mortifiant pour moy d'être le sujet continuel des raisonements de toutte une ville, et très dangereux que toutte cette ville prît hautement mon party. Mr de Rochebaron, qui m'honorait de ses bontez, a aprouvé le party que j'ay pris et ma situation ne me permettait guères d'en prendre d'autre. Il est encor très vrai que ma santé absolument dérangée, exige du repos et de la solitude, jusqu'à ce que je puisse prendre les bains d'Aix. J'ay été forcé de saisir quelques jours de bau temps au milieu de décembre pour aller prendre mon poste dans un très beau châtau où je suis très à mon aise, mais où il me manque deux choses essentielles, vous et la santé. La retraitte est tout ce qui me convient. Vous me trouverez à vos ordres le reste de ma vie et malgré les infirmitez d'une vieillesse prématurée vous me trouverez toujours prest à vous faire ma cour à votre passage, et à vous renouveller les tendres sentiments qui m'attachent à vous. Ce sera ma plus chère consolation. Je pourai revenir à Lyon quand il sera décent et convenable que j'y sois. Mais je volerai partout où je pourai vous rencontrer et où vous m'appelerez. Je suis actuellement sur les limites de la France, de la Savoye, de la Suisse. J'espère qu'on le trouvera bon surtout en considération d'une santé aussi déplorable que la mienne. Ma nièce vous présente comme moy son tendre et respectueux attachement.

J'ajoute à ma lettre que mr de Montperou, que j'ay vu à Geneve, était instruit des petits dégoûts que vous connaissez. Vous voyez que cela faisait du bruit, et que le mieux et de n'en point faire. La solitude et vos bontez voylà ma consolation. Si quand vous serez à Versailles vous daignez me donner un petit mot d'instruction, vous pouvez m'honorer de vos ordres sous l'enveloppe du banquier Tronchin à Lyon.

Adieu monseigneur, soyez bien convaincu que je suis à vous, que je ne tiens qu'à vous, et quoy que la chaîne soit un peu allongée je n'en suis pas moins fortement attaché par tous les sentiments de reconnaissance, de tendresse et de respect qui mettent toujours mon cœur près du vôtre.

V.