à Lyon 9 décembre 1754
Mon cher ange votre lettre du trois novembre à l'adresse de madame Denis nous a été rendue bien tard, et vous avez dû recevoir touttes celles que je vous ai écrittes.
Le seul party que j'aye à prendre dans le moment présent c'est de songer à conserver une vie qui vous est consacrée. Je profite de quelques jours de beau temps pour aller dans le voisinage des eaux d'Aix en Savoye. On nous prête une maison très belle et très commode vers le pays de Gex entre la Savoye, la Bourgogne et le lac de Geneve dans un aspect sain et riant. J'y aurai à ce que j'espère un peu de tranquilité, on n'y ajoutera pas de nouvelles amertumes à mes malheurs; et peutêtre que le loisir et l'envie de vous plaire tireront encor de mon esprit épuisé quelque tragédie qui vous amusera. Je n'ay à Lyon aucuns papiers. Je suis logé très mal à mon aise dans un cabaret où je suis malade. Il faut que je parte mon adorable ami. Quand je serai à moy et un peu plus receuilli je feray tout ce que votre amitié généreuse et éclairée me conseille. Je ne sçais si on plaindra l'état où je suis, ce n'est pas la coutume des hommes, et je ne cherche pas leur pitié. Mais j'espère qu'on ne désaprouvera pas à la cour qu'un homme accablé de maladies aille chercher sa guérison. Nous avons prévenu made de Pompadour et mr le comte Dargenson de ces tristes voiages. Dans quelque lieu que j'achève ma vie vous savez que je serai toujours à vous, et qu'il n'y a point d'absense pour le cœur. Le mien sera toujours avec le vôtre. Adieu mon cher et respectable ami, je vais terminer mon séjour à Lyon en allant voir jouer Brutus. Si j'avais de l'amour propre je resterais à Lyon, mais je n'ay que des maux, et je vais chercher la solitude et la santé, bien plus sûr de l'une que de l'autre, et plus sûr encor de votre amitié. Ma nièce, qui vous fait les plus tendres compliments, ose croire qu'elle soutiendra avec moy la vie d'hermite. Elle a fait son apprentissage à Colmar, mais les bautez de Lyon et l'acceuil singulier qu'on nous y a fait pouraient la dégoûter un peu des Alpes. Elle se croit assez forte pour les braver. Elle fera ma consolation tant que durera sa constance, et quand elle sera épuisée, je vivrai et je mourrai seul, et je ne conseillerai à personne ny de faire des poèmes épiques et des tragédies ny d'écrire l'histoire, mais je diray: qui conque est aimé de mr Dargental est heureux.
Adieu cher ange, mille tendres respects à vous tous. Quand vous aurez la bonté de m'écrire adressez votre lettre à Lyon sous l'enveloppe de Mr Tronchin, banquier. C'est un homme sûr de touttes les manières. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
V.