1757-12-15, de Philibert Commerson à Louis Gérard.

Mon cher Gerard … je n'ay jamais été des partisans de Voltaire.
La nature comm'a dit un de ses juges, fit tout pour son esprit, rien pour son cœur. Quand je lisois ses plus beaux ouvrages, je me disois à moi même, pour me tenir en garde contre une stupide admiration: celui qui a écrit de si belles choses est le même, qui a eu la bassesse de les vendre à 20 imprimeurs…. Ce beau génie dans la Rép. des lettres est un coquin dans la société….Je fus le voir comme vous avés fort bien présumé lors de mon voyage de Genève; je trouvai dans sa physionomie le feu de Promethée et l'air d'un filou. Je dois sans doutte à quelques recommandations l'acceuil distingué et l'offre qu'il me fit de son secrétariat, avec 20 louis d'appointemens et sa table. Abstraction faitte de l'honneur vrai ou apparent de cette place, si vous sçaviés comme moy combien elle est comparable à celle d'un galérien, vous ne seriés pas étonné de ce que je ne balançai pas même un instant à l'en remercier. Imaginés vous une âme damnêe, une ombre errante sur les bords du Styx qu'il faut suivre fidèlement partout pour écrire jusqu'à ses frayeurs noctures, car il est bon de vous dire que le dit sieur à actuellement peur du diable et qu'il rime coussi coussi les effets de la grâce. Au reste rien de plus riant que sa maison des Délices, c'est ainsy qu'il la nomme. Figurés vous une maison de plaisance, belle par elle même, assise dans une campagne des plus riantes, à un demi mille de Geneve dont on voit en plein la perspective la plus brillante; ajoutés à cela la vue de la plus grande partie du lac, du Rhone qui en sort et qui se marie bientôt après avec l'Arve, du pays de Vaux qui est le roignon de la Suisse, du fort de l'Ecluse qui est la clef de la France, tendés enfin autour de tout cela un rideau de montagnes qui terminent agréablement la vue sans la fatiguer par un trop grand éloignement et vous aurés une idée du manoir vrayment délicieux de Voltaire; mais que ne sera-ce pas si vous voyiés tout cela avec des yeux de naturaliste. C'est le mont Jura, c'est celuy de Salève, se sont les glaciers de Savoye que vous distingués au bout de votre horizon; chaque pas que vous faittes en y allant vous offre quelque chose de nouveau; y estes vous arrivé, vous ne suffisés plus aux objets qui vous accablent en foule. Vous vous croyés transporté dans un autre monde….

L'on dit communément que l'on se peint dans ses écrits, vous devés donc connoitre dans les miens combien je suis à mon aise avec vous. Je vous y parle en effet ex abundantiâ cordis, surtout lorsque je vous continue les assurances que je suis toujours

Votre bon amy

Commerson, D. M.