1754-12-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je vis hier monseigneur un de vos envoiez qui sera bien reçu à Versailles avec ses trois millions, et qui m'a fait bien du plaisir à Lyon en m'aportant votre lettre.
J'avais eü l'honneur de vous en écrire une honnètement longue, et je vous priais de me donner un petit mot pour Mr de Chavigni. Je ne savais pas qu'il fût à Paris; je l'apprends et je retire ma requête. Je vous remercie tendrement de la bonté que vous avez eue de dire un petit mot de moy dans vos lettres à madame de Pompadour. Mais de touttes les choses de ce monde celle à la quelle je suis le plus sensible c'est la continuation d'une bonté qui ne s'est jamais relâchée, et que mes malheurs affermissent; c'est là un des traits de votre caractère plein d'une grandeur véritable, et d'un cœur aussi généreux que le vôtre. Ce n'est pas mal à propos que je vous ay appellé, et que je vous appellerai toujours mon héros.

Votre porteur de trois millions n'a pas eu de peine à me trouver. J'ay toujours pour malheur logé au palais royal, où j'avais eu le bonheur de vous voir. J'y ay été exposé aux injures de l'air comme dans la rue. J'y ay acquis le surcroit d'une goutte sciatique, sans prétendre par lâ faire ma cour à m. le cardinal de Tensin qui en a eu longtemps une très violente dans ce pays cy. J'ay pris tous mes arrangements pôur être à portée des eaux d'Aix en Savoye et je quitte demain avec ma nièce mon maudit cabaret, et une ville très agréable où j'ay été acceuilli comme un homme qui passe pour être votre favori. Je pars avec des regrets cruels depuis votre lette. Je pensais que selon vos premiers arrangements vous ne retourneriez point par Lyon. La saison sera trop dure au mois de janvier pour se mettre en route. Le voisinage des Alpes, où je me retire, serait inabordable; il faut que je profite du moment, ou que je passe l'hiver malade dans un cabaret. On me prête une maison dans le pays qui confine au Valromay à Gex, et à la Savoye, maison très belle et très commode, où nous serons très bien ma nièce et moy. Cependant j'ay le cœur percé de ne vous point faire encor ma cour à votre passage. Mais il faut partir et c'est une nécessité. L'électeur palatin et madame la duchesse de Gotha ont cru que je courais après madame la markgrave de Bareüth. Je les ay bien détrompez, et je me suis vanté d'avoir couru après vous. Il y a grande apparence que si ma fortune ne se délabre pas par un si grand éloignement dont les hommes abusent presque toujours pour accabler les malheureux, j'aurai quelque retraitte agréable dans le pays où je vais, et que je pourai venir tous les ans jouir de la consolation de passer quelques jours auprès de vous, et de vous montrer un attachement aussi tendre et aussi fidèle, que vos bontez sont généreuses et inaltérables.

Madame Denis vous est attachée autant que moy. Je suis pénétré pour elle de la plus vive amitié. C'est ma fille, c'est mon amie intime, et cela même me fait trembler pour le party que nous prenons. Je suis sûr de son cœur, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit heureuse. J'ignore encor jusqu’ où ira sa constance pour la retraitte. Si elle la soutient comme moy, nous serons bien loin d'être à plaindre l'un et l'autre, surtout quand nous pourons nous trouver tous les ans sur votre passage. Nous serons des hermites qui feront pour vous des pélerinages. Je me flatte au moins qu'on me laissera finir mes jnors sans de nouvelles amertumes. La générosité de votre cœur les adoucit touttes, et d'ailleurs je sçais souffrir comme je sçais aimer. Si vous avez quelques ordres à me donner, daignez monseigneur les adresser à monsieur Tronchin, banquier à Lyon, homme sûr de touttes façons. Adieu monseigneur, je vous apartiens jusqu'à la mort avec la plus grande tendresse et le plus profond respect.

V.