1754-08-15, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Il me semble un siècle que je ne Vous ai pas pus écrire et pas un jour s'est passé Monsieur sans que l'envie ne m'en soit venue: mais telle est ma destinée, je fais ce que je ne veus pas faire et ne fais que très peu de ce que je voudrois; je Vous conjure Monsieur d'être persuadéz de cette vérité là, et que je ne suis pas assés déspourvue de sens et de goût pour me priver de propos délibéré d'un agrément aussi flatteur qu'est celui d'entretenir un comerce de lettre avec le plus beau et le plus aimable esprit de notre siècle; Si Vous saviéz Monsieur coment j'ai passée mon tems, pendant cet été, Vous ne seriéz plus surpris de mon silence: Vous me plainderiéz, Vous m'excuseriéz et Vous ne discontinueriéz pas, à me doner de Vos chères nouvelles; je préfèrerois assurément Votre présence à Vos lettres et l'avantage de faire la conoissance de Votre aimable Nièce à tous les nouvaux visages que je verois à Altenbourg; Nous somes sur le point de nous y rendre, car nous comptons partir lundy prochain; sans oser imaginer la possibilité de Vous y voir; quelle fatalité: il n'y a pas assés de place pour Vous y pouvoir logér, ni assés de tems pour Vous y attendre: notre séjour ne durera tout au plus, que trois semaines ou un mois; et Dieu sais come j'y suis obsédée, tracassée, dissipée: je n'y pourois pas profiter un instant de Votre conversation; il vaut donc cent fois mieux Monsieur que Vous n'y veniéz pas: ce seroit pour moi le sort de Tantale: si je puis me dérober un moment aux importuns, je l'employerai à Vous doner de mes nouvelles; dès que nous serons de retour ici je ne manquerai pas de Vous en avertir: et puis Vous seréz le maitre et Vous nous feréz un vrai plaisir de venir nous trouver ici: tout ce qui Vous est cher Monsieur me l'est aussi.
Comptéz que je fais un cas infini de Votre aimable Nièce et que je serois extrêmement charmée de la posséder ici: il n'y a que le logement au château qui m'inquiète et ce que l'aimable Buchwald Vous en a dit un jour; cette chère et incomparable amie n'est pas bien du tout, nonobstant elle fera le voyage en question; elle Vous fait mille complimens; je tâcherai de me procurer l'écrit dont Vous faite mention dans une de Vos dernières lettres et que Vous dite qu'on Vous attribue.

Bien des amitiés de ma part à Mad: de Denis, dite lui que je m'estimerois trop heureuse si je pouvois lui faire oublier ici toutes les avanies de Frankforth: que ne puis je faire tout ce que je voudrois? Je donerois assurément la santé à ce que j'aime: je Vous verois continuellement Monsieur: ce ne seroit pas récompenser Votre mérite assurément, mais ce seroit me procurer mille agrémens: Vous conoisséz le coeur humain et l'amour propre qui forme toujour des voeux intéresséz qui tentent à son propre avantage; pardonéz les moi en faveur de l'humanité: je n'en formerai pas moins pour Votre satisfaction.

Je suis avec ces sentimens et ceux de la sincère et parfaite amitié que je Vous ai vouée

Monsieur

Votre très affectionée amie

LDuchesse de Gothe