[du 8 avrille][1754]
Vous voïez par L'état où je suis, qui me fait un tourment d'écrire de ma main, qu'il faudrait que je fusse fou pour me flatter de l'espérance incertaine d'un établissement à Paris dans quatre ou cinq années.
Je ne dois songer qu'à un établissement dans la postérité; c'est pour cela que je vous ai envoïé mes quatre volumes corrigés; c'est pour cela que j'ai retravaillé à mon Histoire universelle, dès L'instant que j'ai reçu de Mgr. l'Electeur Palatin et de vous mes véritables manuscrits. Il est bien étrange qu'on s'obstine en France à me croire l'auteur de L'édition de Jean Néaulme, dans le temps que le Roi de Prusse lui même m'écrit pour me justifier.
Je compte que vous avez eu la bonté de donner à Lambert les trois volumes en question. Je ne pourai faire partir le second tome des Annales de l'Empire qu'après les fêtes de Pâques: mon libraire a obtenu un privilège impérial, ainsi il n'apartient pas aux petits Critiques ignorants, dont la France fourmille, de trouver mauvais ce que l'Empire trouve bon; c'est à lui à juger dans sa propre cause. Pour finir cet article de Littérature, je vous dirai que j'ai oublié dans ma dernière lettre de vous parler de l'Ode au Pape, parce que je ne sçai ce que c'est que cette entienne au saint Père. Ce pourait bien être une Ode de l'abbé de Bernis; en ce cas il y aura de belles choses. Je ne suis pas d'ailleurs si mal avec les dévots d'Italie, qu'avec les bigots de France. J'ai reçu des Lettres de quelques Cardinaux qui connaissent les Loix de l'histoire, et qui savent qu'il y a eu de très-méchants Papes, comme il y en a eu de très-bons, et que ce n'est pas une impiété de dire la vérité.
C'est assez vous ennuïer de mes ouvrages, permettez-moi de vous dire un petit mot de ma personne. Je ne pouvais mieux faire que de prévenir Madame de Pompadour du dessein et de la nécessité où je suis de voïager, en cas que ma santé me le permette; et je n'ai pû mieux faire que de ne prendre aucun engagement avec personne. Voici ce que m'écrit made la Duchesse de Gotha: Pourquoi me frustrer de ma plus chère espérance, du plaisir charmant de vous revoir? Faut-il donc absolument que nul plaisir puisse éxister sans être accompagné et mêlé d'amertume? et pourquoi faut-il que j'ignore les raisons qui vous empêchent de revenir ici? Eh, de grâce, mon cher ami, dites-les moi, ne me les cachez point: peut-être pourais-je lever les obstacles, surmonter les difficultés; vous étes bien cruel pour être aussi aimable.Le mot de mon cher ami dont se sert made la Duchesse de Saxe-Gotha, est quelquefois dangereux dans les païs du Nord, comme vous le savez; mais ce n'est pas dans la bouche d'une Princesse aussi vertueuse, et aussi pleine de raison et de véritable ésprit. Je proteste ici contre les louanges qu'elle me donne, et je ne vous envoïe L'extrait de sa lettre, que pour vous faire voir que je n'ai voulu m'engager à rien. Tout ce que je peux vous assurer, c'est que tous les païs me sont ouverts, excepté le mien. Je vous prierai donc toujours, de vendre mes meubles et mes gros livres, comme vous le pourez, en prenant un homme qui vous épargne cette fatigue. Vous aurez depuis Pâques jusqu'à la st Jean pour cette besogne sur la quelle vous donnerez vos ordres, comme vous jugerez à propos.
J'ay dicté cette lettre, mais mon cœur ne s'accomode pas d'une main étrangère quand il faut vous expliquer mes sentiments. Ma seule consolation est de vous aimer. Accablé de maladies et de persécutions, craignant à tout moment de me voir privé de la capacité de travailler, seule ressource d'un homme qui pense, il faudra me borner à sentir, et pui-je rien sentir plus vivement que votre privation. Je vous embrasse tendrement.
V.
Il faut s'attendre à tout de la part des hommes. Voicy Jean Neaume qui fait mettre dans les gazettes un galimathias absurde pour se justifier. Voicy ma réponse. Je vous prie de la faire mettre dans le mercure. Allons, courage.
Je suis curieux de savoir ce que vous a dit mr Bourgeois sur Laubé. Ce n'est pas avec Ericard qu'on doive espérer de faire une bonne affaire. C'est un homme d'un bien petit esprit et bien intraittable à ce qu'on me mande.
J'espère que Mr Delaleu vous fera payer de votre rente sur la succession de Mr Bernard attendu que ce n'est pas un objet considérable. Je suis dans le même cas avec baucoup de personnes.